Yuya Ota – Artic April Mother
Yuya Ota
Glacial Movements
C’est une de ces soirées dans une de ces galeries d’arts modernes. Le tout venant répond présent, les blasés convaincus de ne rien voir tout en se faisant voir, les bobos prêts à crier au génie si quelqu’un dépose, par hasard, et dans un geste hautement artistique, un étron sur le sol, les parasites, seulement présents pour faire leur course sur le buffet et boire à l’œil. Rien que d’y penser, ça me désespère. Ce soir-là, donc, un Japonais se pose devant un piano. Je sens déjà un énième hommage avec des « ploinc », « plonnnc » et autres « tiiiinnng » exaspérants de suffisance. Qu’est-ce que je fiche là, moi déjà ? Ça commence à jouer, classique, entendu, froid mais néanmoins habile dans son exécution. Comme je n’ai que ça à regarder tout en sirotant mon gobelet de vin, je l’observe, sa concentration, ses doigts qui virevoltent…
L’air se fait plus glacial. De la buée s’échappe de ma bouche légèrement pâteuse. Le piano s’efface, semble disparaître dans une clarté métallique virant au marbre poudreux. Les alentours se dispersent, laissant choir un paysage tout droit sorti de l’Arctique. Je dis ça mais j’en suis même pas sûr. J’ai froid, je secoue des pieds alors que je me rends compte qu’ils sont piégés sous la neige. Je serre mes bras comme si on allait me dérober quelque chose, l’ultime trace de chaleur de ce vin bon marché. Je ne suis plus dans la galerie, les cafards qui m’entouraient ne sont plus, le musicien aussi d’ailleurs. Seul reste cette étendue à perte de vue, le vent gelant ce qui me reste de cheveux. Je regarde ce soleil au lointain, lumineux, mais n’amenant pas la chaleur que j’attends.
Un son est porté par le vent. Il me rappelle les accents de certains groupes. C’est bizarre, mais je pense à du post-rock, sans le post-rock. Dénudé, sans artifice électrique, son essence, sa moelle, son esprit en une longue plainte frôlant les glaciers et les rares arbres présents. Hypnotique, je ne sais plus si je regarde le soleil ou si j’écoute cette complainte texturale. À certains moments, des formes apparaissent, rapidement, j’aperçois des têtes que j’ai vues auparavant, le piano se reforme en de lentes courbes, marquant, s’effilochant. Les mains du pianiste luisent dans les reflets lumineux tels des gants translucides, vides, sans matières.
Et puis, c’est le blanc, encore, d’un coup, l’éthéré, un vague sentiment de solitude que je ne veux absolument pas partager. C’est mon expérience et finalement, ce froid qui me transperce me plait, et je ne fais qu’un avec lui. Seul manque un peu d’alcool pour rendre la chose parfaite. Je suis seul et que c’est bien, loin, loin de cette agitation ridicule. Je regarde mes pieds et je m’aperçois que la neige fond, à vue d’œil. Le soleil qui m’avait ensorcelé s’estompe jusqu’à n’être qu’un point, une ampoule 40 Watt dans une salle. Les arbres ont disparus dans un murmure.
Maintenant j’entends un vague brouhaha de snobinards branchouilles et ça me donne la nausée. La salle est là, à nouveau, le pianiste a fini, un silence factice se fait et quelque part, ça ne me plait pas. Le musicien me jette un regard, je le comprends. J’ai l’impression d’être le seul à avoir compris. Et je me rends compte… Merde… Je suis revenu.
Jérémy Urbain (7,5/10)
http://glacialmovements.bandcamp.com/album/arctic-april-mother