Year Of No Light – Ausserwelt
Year Of No Light
Musicfearsatan
« L’île aux morts ». J’ai toujours aimé ce tableau. Je l’ai observé jusque dans les moindres détails. Le trait du dessin, les aplats de couleurs, ce cachet surréel, fantomatique, cette impression d’être dans le tableau, d’assister à la scène, d’être acteur d’un évènement métaphorique. J’ai cru tout observer, des reproductions à la contemplation effective de l’œuvre. Maintenant, je suis sur cette barque qui vogue. Un vent contraire tire l’embarcation vers ce but unique et énigmatique. Lentement, je devine les contours de cette ile perdue dans l’immensité du lac. Le contour des arbres, la berge rocailleuse, les quelques herbes sauvages, ce chemin sinueux qui monte se perdre à travers la végétation plongée dans une obscurité que n’arrive pas à écarter le reflet de la lune. Mes membres s’engourdissent de la fraicheur nocturne, aidée par ce brouillard indéfinissable, à moins que ce ne soit la solitude, l’atmosphère qui imprègne cet instant. C’est à peine si je peux distinguer les bords de la barque. Et pourtant, je visualise parfaitement l’île. Je sens comme une accélération dans le courant, bien que je ne ressente aucun remous. Je ne suis plus qu’à une vingtaine de mètres.
L’esquif file droit, sans dévier. Une excitation monte le long des mes jambes et de mes bras, dans un suspens hésitant qui semble s’amuser de la situation. La lune réapparait, éclairant la masse des feuillages et des troncs d’arbres, le chemin en parait d’autant plus tortueux. L’ambiance encore plus opaque, plus immatérielle, pathogène. Les arbres se dressent tels des géants, perpétuellement immobiles, me dévisageant, scrutant chaque tension nerveuse de mon corps. Malgré l’aspect inhospitalier de cet îlot, mes yeux fixent ce point qui va par-delà cette colline, au-dessus du sol, derrière les arbres.
Sans un bruit, l’embarcation qui m’a guidé jusqu’à ces lieux, accoste. Je pose un pied, la terre ferme ne m’amène qu’un courant d’air froid sur les chevilles. Pas un mouvement, tout semble calme, je suis le seul être vivant à fouler ce sol, hypnotisé par cette lune crayeuse. De cet appel, j’ai répondu. Je suis venu dans cet espace à cheval entre deux mondes. Un dernier regard sur mon seul moyen de retour. Trop tard, mon véhicule n’est déjà plus qu’un point noir s’éloignant et que la lumière sélénite salue.
Je me remémore encore la contemplation du tableau d’Arnold Böcklin. Ce sera peut-être mon dernier souvenir et je me demande pourquoi. Je respire. Une fois, deux fois. Je fixe la pointe des arbres et, sans penser à rien, j’emprunte le chemin rocheux entre deux touffes d’herbes et de bois mort. Je ne me retourne pas…
Jérémy Urbain (8,5/10)