Weather Report – Heavy Weather
Columbia Records
1977
Thierry Folcher
Weather Report – Heavy Weather
Wayne Shorter nous a quittés le 2 mars 2023 et bien-sûr, Clair & Obscur a su lui rendre l’hommage qu’il méritait. Merci donc à Lucas pour son « papier » sur ce légendaire saxophoniste qui nous a tant fascinés par son audace, mais aussi par son respect d’un jazz éternel hérité des plus grands, John Coltrane en tête. Wayne Shorter a traversé les époques et les styles en prenant bien soin de s’entourer de tout ce que le jazz avait de meilleur dans les années 60 et 70. Sans tous les citer tous, il y a eu Art Blackey au début, puis Miles Davis, Milton Nascimento, Herbie Hancock et même Carlos Santana par la suite. Cependant, un de ses plus beaux challenges, c’est avec Weather Report qu’il l’accomplira. Un miracle né de sa rencontre avec le claviériste autrichien Joe Zawinul et le bassiste d’origine tchécoslovaque, Miroslav Vitouš. Nous sommes en 1970, Wayne Shorter approche de la quarantaine et son parcours artistique est déjà édifiant. Après les années d’apprentissage avec les Messengers d’Art Blackey, il devient le saxophoniste attitré de Miles Davis en remplacement, ni plus, ni moins, de John Coltrane. Les années passées auprès du génial trompettiste vont être déterminantes pour lui. Son jeu, son écriture (de plus en plus utilisée), ses idées et ses ambitions futures vont alors s’épanouir avec l’arrivée du jazz-fusion et sa cohorte de musiciens talentueux attirés par l’électrification du son et la fulgurance rock. En parallèle à ses diverses collaborations, il empilera une quantité impressionnante d’albums solo devenus carrément cultes pour certains. Lorsque l’idée de créer Weather Report avec ses deux amis se présente, c’est un saxophoniste accompli et bouillonnant d’idées qui entame ce qui sera, peut-être, son passage dans une autre dimension. Comme pour Return To Forever, le public jazz a beaucoup changé et accueille désormais une foule de nouveaux fans très ouverts et friands de sensations nouvelles. Fini donc un certain académisme et bienvenue au groove soyeux et à l’ouverture d’influences de tous bords. Les quinze ans de carrière de Weather Report seront conduits, du début jusqu’à la fin, par la paire Shorter/Zawinul et produiront quelques perles inoubliables, à l’image de ce Heavy Weather de 1977 considéré comme un de leurs sommets en termes de composition, d’interprétation et de popularité.
Lorsque Weather Report s’installe dans le paysage artistique de l’époque, les codes musicaux traditionnels sont en train d’évoluer. Le vent de liberté qui souffle au quotidien affecte tout le système et fait sauter les carcans habituels. Les morceaux s’allongent, l’électronique balbutiante s’incruste au milieu des instruments traditionnels et la basse n’est plus vue comme une simple machine à accompagner. C’est dans ce contexte de franche agitation que l’arrivée de Jaco Pastorius a permis de revoir complètement le rôle du bassiste au sein de Weather Report. Ses innovations et ses excentricités seront à l’origine de pas mal de prouesses qui séduiront un public de plus en plus attentif. « Teen Town » et « Havona », les deux titres de Heavy Weather dont il est l’auteur, sont assez éloquents pour comprendre à quel point la basse pouvait avoir un rôle prépondérant. Mais au-delà de l’aspect solo, déjà bien utilisé pour cet instrument, c’est la façon d’en jouer qui interpelle. Ici, elle bavarde tout le temps et dialogue quand ça lui convient. C’est une maîtresse des lieux qui relègue parfois les autres instruments à des rôles de second plan. Connaissant les convives autour de la table, on a du mal à croire que cela fut possible. Mais revenons à l’album dans sa globalité avec une attention appuyée sur cette drôle de musique lancée à tout berzingue pendant presque quarante minutes de folie. Les excentricités du rock progressif sont alors à leur apogée et font des émules vers tout ce que la création artistique est capable de produire. Une situation bien trop forte pour plaire à tout le monde et dont les premiers signes de dégringolade sont déjà perceptibles à l’époque de Heavy Weather. Mais cela est une autre histoire.
Le disque commence par l’incontournable « Birdland », un titre qui fait partie de ces objets hors du commun capables de passer à la postérité du jour au lendemain. Joe Zawinul a fabriqué un monstre qui est rapidement devenu un standard du jazz, maintes fois repris et maintes fois transformé en générique, en jingle ou en indicatif musical pour toutes sortes de choses ne se souciant guère de son origine. D’entrée, c’est la basse de Pastorius qui interpelle et qui fait mine de se prendre pour une six cordes dans sa façon de lancer des riffs aigus et tranchants. Et puis, il y a le tempo magique du charleston d’Alex Acuña qui suivra toutes les interventions sans discontinuer et sans faiblir. Alors, bien sûr, on ne peut pas parler de « Birdland » sans évoquer cette mélodie diabolique qui, même si elle arrive tardivement, finira coûte que coûte dans votre cerveau. Le plus étonnant dans tout ça, c’est qu’en dépit d’une construction compliquée et d’enchaînements peu évidents, « Birdland » a réussi à conquérir le grand public et à sceller le succès du groupe. Comme quoi, le génie est capable de bien des miracles. L’autre surprise vient de l’enchaînement avec « A Remark You Made », une passation de témoin pour le moins délicate. Lorsque Zawinul et Shorter abordent ce second titre, on est encore sous l’emprise tourbillonnante de « Birdland » et la douceur affichée des premières notes est presque perturbante. A mon sens, Zawinul voulait surprendre et montrer que rien n’est acquis ni gravé dans le marbre. Cette romance était nécessaire pour justement bien mettre en valeur « Birdland » et servir de contrepoids parfait aux bourrasques précédentes. Les phrases mélodiques jouées en parallèle par Shorter et Pastorius sont une des attractions de ce « A Remark You Made » absolument splendide et tout compte fait, bien à sa place. Après le court « Teen Town » pensé et composé par un Pastorius au sommet de son art, c’est au tour de « Harlequin » de venir s’intégrer dans un décor bardé de claviers. Ce morceau écrit par Shorter surprend par la discrétion un peu frustrante de son saxo soprano et sonne comme un rappel à la collectivité, pour ne pas oublier qu’il s’agit avant tout d’un album de Weather Report.
Pour sa part, l’enregistrement en public de « Rumba Mama » par la section percussive de Weather Report est loin d’être négligeable. Sur ce court extrait capté au festival de Montreux, Alex Acuña et Manolo Badrena montrent à quel point leur dynamisme et leur sens du rythme ont été importants pour la mise en valeur des solistes et pour la qualité globale du disque. « Rumba Mama », est une parenthèse nécessaire et un tremplin idéal pour introduire « Palladium », l’autre création de Wayne Shorter. J’ai lu récemment dans Jazz Magazine que ce titre ressemblait à une véritable chanson sans paroles et force est de constater que le saxo s’emploie effectivement à nous raconter une histoire. Une épopée exaltante où le bonheur transpire tout au long de ce titre solaire dédié à la collectivité et au partage. Les duels cuivres/claviers sont superbes et sans vainqueur. Tout le monde applaudit, l’auditeur médusé y compris. Ensuite, Zawinul nous sert « The Juggler », une aventure atmosphérique qui aurait très bien pu figurer sur le précédent Black Market (1976), beaucoup plus contemplatif. J’adore ce titre à contre-courant et synonyme d’une emprise plus qu’évidente de Joe Zawinul sur le projet Weather Report. Enfin, c’est Jaco Pastorius et son « Havona » qui clôt en beauté cette fabuleuse partition discographique aux contours inhumains et presque inégalables.
La légende était en marche et le trio magique allait survivre l’espace de quelques albums avant de laisser s’envoler en pleine gloire un Pastorius dont la carrière solo et en collaboration n’aura jamais le lustre de son passage chez Weather Report. Bientôt, la folie de son jeu allait se transformer en démence tout court jusqu’à sa fin tragique en 1987 à l’âge de 35 ans. Un vrai pedigree de rocker qui a servi sa cause, mais aussi ce grandiose Heavy Weather qui a fait passer le groupe dans la catégorie des intouchables, ni plus, ni moins. Pastorius, Shorter et Zawinul ou comment rendre la musique hors de portée et éternelle. Si je devais faire la promotion d’un genre musical, je crois que je choisirais le jazz-fusion (ou jazz-rock) et sa kyrielle de talents toujours aussi vendeurs en 2023. Le parti pris instrumental (la plupart du temps) conjugué à cette recherche incessante de la beauté ne peut qu’attirer le plus grand nombre. Weather Report, Return To Forever, Mahavishnu Orchestra, Steely Dan, Herbie Hancock, Jean-Luc Ponty, Billy Cobham, etc, il n’y a qu’à se baisser pour ramasser des pépites inoubliables. Je vous aurai prévenus.