Thomas Dybdahl – Teenage Astronauts
Petroleum Records
2024
Thierry Folcher
Thomas Dybdahl – Teenage Astronauts
Alors que j’écris ces lignes, 2025 entame son parcours musical sans trop de fracas ni d’annonces de faits artistiques saillants. Une période où les sorties de l’année précédente font de la résistance et tendent à prouver que nos récents « tops » sont encore malléables. Mais ça, je le savais déjà et c’est tous les ans pareil. Une intro sans surprise pour dire que Teenage Astronauts de Thomas Dybdahl aurait très bien pu figurer dans la liste de mes disques préférés de 2024. Ce qu’il y a de rageant, c’est qu’un balayage exhaustif de toute la production discographique est humainement impossible et le fait de devoir laisser derrière soi quelques petites merveilles est juste la norme. Mieux vaut tard que jamais et un petit tour dans l’univers si particulier de Thomas Dybdahl fait partie de ces rattrapages aussi indispensables que réconfortants. Pour situer le bonhomme, je rejoins bon nombre d’observateurs qui l’assimilent à Nick Drake et à sa façon peu orthodoxe d’aborder la construction musicale. Un chanteur folk, souvent acoustique, mais qui se démarque, grâce à ses origines norvégiennes, des influences majeures de la pop anglo-saxonne. Son monde est enveloppé de mystère, d’observations figées et parfois d’un minimalisme qui illustre bon nombre d’artistes scandinaves portés sur la contemplation et sur l’économie de notes et de mots. Mais la grande attraction de cet artiste hors norme est de proposer des chansons aux schémas peu communs, ayant le souci permanent d’amener l’auditeur vers l’étrange, voire l’inconnu.
Pour moi, Thomas Dybdahl n’est pas un inconnu. L’œil gigantesque de Science (2006) m’a longtemps observé et m’a toujours rappelé que sa musique serait là pour m’offrir des instants différents où rien n’est acquis d’avance et avec lesquels il faut s’attendre à vivre une aventure de chaque instant. L’oreille est à l’affût, les repères s’effacent et le décrochage avec le monde du réel devient presque systématique. Seulement voilà, toutes ces louanges cachent un défaut majeur, celui de la fidélité. Car c’est un trou d’air de plus de quinze ans qui m’amène aujourd’hui à vous parler de Teenage Astronauts. Comme si le besoin de renouveler la musique de Science ne s’était pas fait ressentir. « J’ai un album de Thomas Dybdahl en magasin et cela suffit à mon bonheur ». Piètre explication, en fait, car les sorties qui suivirent valaient vraiment la peine qu’on s’y attarde. Mea-culpa. Mais intéressons-nous à ce dernier projet et à son concept, pour le moins inhabituel. La préparation de l’album remonte à plusieurs années en arrière (bien avant la sortie de Fever, le précédent opus de 2020) et faisait partie d’un plan inscrit depuis longtemps dans la tête de Thomas. « It was the sort of album that I had so clear in my mind ». « I knew what it was going to have to be so there was no way of rushing it » (grosso modo : c’était tellement clair dans ma tête, qu’il n’y avait aucune raison de se précipiter) raconte Thomas dans une interview où il explique que les chansons de Teenage Astronauts font référence à la difficulté chez les garçons d’aborder l’adolescence et de faire face à la complexité des amitiés masculines.
Des thèmes intimes et courageux qu’il a construits à partir de ses expériences passées, des relations fragiles avec son fils et du vécu familial d’Edie Kuhnle Ottestad, sa complice artistique de longue date. À eux deux, les paroles des chansons ont pris de la profondeur et sont venues se poser sans peine sur un tissage mélodique d’une grande beauté. C’est l’immense Larry Klein (Joni Mitchell, Melody Gardot, Tracy Chapman…) qui s’est chargé de mettre ça en boîte avec toute la science et tout le talent qu’on lui connaît. Au préalable, il faut savoir que la musique de Teenage Astronauts est très éloignée des vibrations funky de Fever. Ici, le calme et la sérénité dominent, même si la confusion des sentiments est de mise et ne demande qu’à s’exprimer avec force. Thomas parle avant tout d’amitié et veut faire de son disque le grand témoin de ces relations étranges qui peuvent être aussi indestructibles qu’artificielles. Cela dit, la grande attraction des trente minutes (oui, c’est court) de Teenage Astronauts repose sur un magnifique accompagnement de cordes mis en scène par l’orchestre symphonique de Stavanger (ville du sud de la Norvège) dirigé par le compositeur américain Vince Mendoza. Vous l’aurez compris, la passerelle entre les continents a bien fonctionné et ce rapprochement de culture fait partie des grands miracles que la musique sait accomplir. Le lointain et chaud désert californien (où l’album fut enregistré) a certainement permis à Thomas de bien se concentrer sur son sujet et de nous offrir un témoignage d’une grande sincérité.
Lorsqu’on écoute ce disque pour la première fois, on est surpris par la délicatesse de chaque intervention. Que ce soient la guitare acoustique, la voix ou les cordes, tout semble se présenter avec humilité et douceur. Les premiers pas de « Teenage Astronauts » (le morceau titre) sont feutrés, la voix de Thomas presque un chuchotement et les cordes une présence remarquable. Ce sont elles qui mènent la danse et se révèlent des actrices à part entière. Mon Dieu, que c’est beau ! En revanche, les paroles sont sans équivoque : « Fuck everyone on earth… » (pas besoin de traduire). Ensuite, « Graffiti Boy » reproduit les mêmes tourments, mais avec plus de rythme et une mise en scène très vivante. Là aussi, les cordes sont à la fête, la guitare se fait délicate et les arrangements sont bien en place. Deux premiers titres liés qui traduisent à merveille les intentions de Thomas. Tout comme ce « All For A Girl », très poignant et véritable plaque tournante du sujet (Je perds mon ami à cause d’une fille). L’accompagnement frôle la grandiloquence et évite de peu le piège du Music-hall grâce à la production légère de Larry Klein qui rend l’ensemble comestible et finalement très touchant. « Beautiful Boy » n’est que la conséquence du titre précédent et s’offre un bel écrin mélodique où chaque intervention fait mouche pour venir se caler dans notre cortex conquis. La suite suivra ce chemin si bien commencé et les quelques alternances instrumentales (« All For A Girl String Reprise » et « Teenage Astronauts String Reprise ») permettront de relâcher la pression accumulée par certains discours. Dans la foulée, la tension à fleur de peau de « There’s No One Else On Earth », le ressac entêtant de « Sea Turtles » et les métaphores cosmiques de « Rocket Ship » complèteront magnifiquement ce banquet musical qu’il faut savourer dans le calme et le recueillement.
Avec Teenage Astronauts, Thomas Dybdahl s’est mis à nu et la décision d’aborder des thèmes aussi personnels n’a pas dû être facile à prendre. Parler de la pluie et du beau temps est une chose, mais révéler au monde les aspects intimes d’une vie est beaucoup plus compliqué. La solution est de faire en sorte que cela se fasse en beauté et de ce côté-là, je peux affirmer sans crainte que Thomas a réussi son pari. L’enrobage musical est tellement léger et mystérieux que la mélancolie et le fardeau des paroles s’effacent avec bienveillance. Je ne saurais trop vous conseiller d’écouter ce très bel album, sans pour autant oublier les précédents. Il faut voir Teenage Astronauts comme un petit pas de côté fort réussi, mais qui n’effacera, en aucun cas, l’habituelle pop divertissante de Thomas Dybdahl.