THEO – The Game Of Ouroboros
Generation Prog Records
2015
THEO – The Game Of Ouroboros
Quand le claviériste du projet jazz Organissimo, l’excellent Jim Alfredson, se décide à faire du rock progressif, cela donne THEO, un groupe monté autour de notre bonhomme, de ses idées foisonnantes et de ses compositions luxuriantes. Et comme Jim a les moyens de ses ambitions, il propose rien de moins qu’un album conceptuel digne des plus grands groupes progressifs des années 70, le tout mis au goût du jour dans une autoproduction digne de bon nombre de studios professionnels. Ouroboros, serpent (parfois dragon) présent dans bien des mythologies sous la forme circulaire de l’animal se mordant la queue, indique à la fois l’union des opposés et l’indécidabilité dans un monde pétri de paradoxes qui tendrait à la répétition perpétuelle et à la prédominance de la pulsion de Mort… Et c’est bien ce caractère pulsionnel qui s’insinue dans les ambiances variées de The Game Of Ouroboros. Imaginez donc un monde orwellien ou wellsien, dominé en 2023 par une entité mystérieuse, Conglobocorp qui sait tout de vous et écrase tous les domaines de votre vie (« We own your work and leisure, we own your very life ») et vous aurez une petite idée de l’ambiance distillée par des paroles finement ciselées.
Mais là où Alfredson réalise un tour de force, c’est dans sa capacité à faire varier les thèmes musicaux et à transposer des textes plombant sur des rythmes quasi dansants (c’est manifeste dès le premier morceau, « The Game of Ouroboros »). À l’égal d’un Roger Waters, dont l’ombre plane sur bien des parties de cet album, Jim a un don certain pour cultiver les paradoxes… ourobotiques, bien évidemment ! Car si les recettes des plus grands chefs progressifs sont bien représentées et équilibrées, notre homme des Grands Lacs, fait également briller ses autres influences, quitte à surprendre les progheads les plus ouverts, le tout sur six morceaux allant d’un peu moins de sept minutes à plus de treize !
Dès l’introduction, un parfum de Toto et de Steely Dan se diffuse, contrebalancé par un pont à la Roger Waters (la voix d’Alfredson s’approchant d’ailleurs de celle du grand Roger). Des claviers omniprésents, certes, mais aussi des guitares qui scintillent (celle de l’invité Zach Zunis sur « The Game Of… » accompagnant Jake Reichbart), une rythmique brillante (Gary Davenport à la basse et l’excellent Kevin DePree à la batterie), un mixage aux petits oignons, tout est parfaitement maîtrisé pour donner à cet album de THEO une respiration rarement atteinte dans les productions actuelles. « The Blood That Floats My Throne » répand son flot d’angoisse et d’oppression, au caractère trempé dans le métal et le synth-rock avec, en particulier des parties d’orgue à vous couper le souffle.
« Creatures Of Our Comfort » démarre sur une intro comparable au « Changes » de Yes, pour virer illico vers une ambiance jazz-reggae qui groove à mort (Steely Dan est là encore une influence majeure) avant que le combo ne vous envoie un refrain qui va vous envahir le crâne (« Break Out the Drums, ha ha ha ha ») sur fond de guitares crimsoniennes magnifiques de dextérité. Le magnifique piano de « These Are The Days » (vidéo ci-dessous) nous ramène à des choses plus classiques, presque pops, et la voix de Jim, remplie d’émotion et de tenue, voire de retenue, accompagne divinement son piano (très inspiré de Tony Banks) et la belle partie de basse de Davenport.
Le titre le plus long, « Idle Workship », nous ramène sur les traces d’un Emerson, Lake and Palmer qui aurait embauché un guitariste (dire que cela aurait dû être Jimi Hendrix…). Dans le même temps, le morceau se brise rapidement pour laisser place à une ambiance digne du grand Ten CC mêlée, qualité de voix mise à part, à du Joe Cocker ! Impressionnant d’inventivité et de mélange des genres, ce morceau ne provoque aucune lassitude malgré sa longueur, d’autant que son instrumental central, très floydien permet à Alfredson de faire étalage de ses qualités organistiques orgasmiques… Un piano au début oldfieldien porte les vibratos de la voix sur un « Exile » qui vient conclure l’album sur une note plus optimiste. Portée par une basse très en avant, la montée en puissance du morceau laisse place à de belles harmonies vocales (« I am a drop in the sea/Alone again anew… »), avant un passage instrumental à la Styx, belle envolée ou les claviers emportent tout…
Bref, vous l’aurez compris, The Game Of Ouroboros m’a emballé. Rares sont de nos jours les musiciens capables de faire tenir un album conceptuel avec autant de qualité et de variations. Quitte à déplaire aux grincheux, aptes à considérer qu’il n’y a pas assez de ceci, ou trop de cela, je recommande chaudement ce premier THEO, une des belles réussites progressistes d’une année 2015, sorte d’annus horiibilis… Puisse 2016 ramener des jours simples et merveilleux : « These are the simple days/Before the trials begin/We’ll wish them back again »…
Henri Vaugrand