Théo Lessour – Chaosphonies
Le Mot et le Reste
2024
Jean-Michel Calvez
Théo Lessour – Chaosphonies
Nos lecteurs connaissent la formule « musiques progressives, texturales, extrêmes alternatives… » résumant les domaines d’exploration de Clair & Obscur, où le point de suspension est important car il ouvre à des mondes inconnus et des plongées dans d’autres plus visités (pop, rock et autres) où l’on peut aussi repêcher des perles méritant d’en parler.
Publié chez Le mot et le reste, Chaosphonies aborde de front les domaines de prédilection de C&O en évoquant le chaos dans la musique, son sous-titre explicitant un peu plus les viviers où l’auteur est allé pêcher développements et exemples. Ce mot-valise, néologisme formant le titre, est explicite et porteur de sens. Théo Lessour (musicien électro sous d’autres noms ou pseudos) vivant à Berlin, a déjà signé chez le même éditeur Berlin Sampler : un siècle de musiques à Berlin. Berlin, berceau de courants novateurs et creuset d’expérimentations qui a notamment vu naître à la fin des années 60 le Krautrock et la Berlin school (là est l’explication à cette appellation), mais aussi le cabaret dans les années 1930 (Kurt Weill) et bien d’autres courants musicaux, à des périodes anciennes et à d’autres, plus contemporains et électroniques, où s’imposent techno, dub et autres de ces musiques extrêmes ou alternatives que l’on aime.
Chaosphonies est le développement d’un opuscule de même titre et contenu mais plus bref, paru en 2016 chez un autre éditeur. L’auteur y affiche un bel éclectisme sur des genres musicaux « déviants » tels que ceux cités en sous-titre. Il y interroge aussi les pratiques musicales et leur évolution, avec celle des technologies associées. L’ouvrage ne suit pas la structure, courante chez l’éditeur, d’une première partie générique, suivie de focus sur des albums, mais nous propose un parcours varié et transverse, recherchant comment le chaos a infusé ou contaminé différents genres musicaux, sans pour autant se limiter à cela. Peut-être le plus passionnant est-il son approche très transversale questionnant la pratique musicale par elle-même (dont la voix), les technologies et les pratiques d’enregistrement, tel le chaos (ou désordre quant à la perception de la source musicale) associé à l’usage de l’écho, qui mène au concept de musiques acousmatiques (théorisé par le pionnier Pierre Schaeffer et ses successeurs, et matérialisé par leurs œuvres de musique dite « concrète »).
Au-delà des genres musicaux attendus, souvent underground, dont le chaos s’est emparé ou est la signature (free jazz, noise…), bien loin de la pop grand public, l’auteur examine aussi l’histoire de la musique jusqu’à un passé lointain. Le chaos (ou désordre, ou imperfection) intervient aussi dans le domaine vocal, lorsque le temps des chanteurs d’opéra à la voix puissante a fait place au micro et à l’amplification, permettant à d’autres types de voix (dont le crooner dès les années 40) de s’exprimer et, surtout, d’être entendues (le « mal canto », par opposition au « bel canto » opératique, qui nécessite du coffre et du souffle). Toujours côté technique, l’usage de l’écho et de la réverbération (effets déjà connus et explorés à la Renaissance par Giovanni Gabrieli dans la chapelle Saint-Marc de Venise) est devenu systématique, générant une forme de désordre, de chaos dans la musique rock (perte ou brouillage du son originel vis-à-vis de ses doubles fantômes). Dans les enregistrements de classique aussi, longtemps après Gabrieli, l’usage de la réverbération naturelle (celle de la salle) et le choix de placement des micros d’un orchestre symphonique, vont venir modifier l’ambiance perçue sur un disque. Le studio acquiert dès lors un véritable statut d’instrument dans les enregistrements, et jusque dans la création musicale elle-même (usage du feedback, du re-recording, etc.)
Parmi les genres musicaux « extrêmes », on attendait bien sûr ici le free jazz et ses racines, ou les musiques bruitistes comme la noise, on (re)découvre aussi le Krautrock désordonné, bordélique donc chaotique, d’une formation comme Amon Düül, ce qui nous vaut l’une des pages les plus jouissives de cet essai. Le classique est aussi concerné avec le courant spectral (sous-genre de la musique contemporaine), privilégiant timbres et textures dans un désordre ou chaos textural, via une déconstruction radicale intrinsèque aux œuvres, comme celles du compositeur roumain Iancu Dumitrescu (avec qui l’auteur a joué), on le cite : « musique sans mélodie, note ou structure identifiable, ni répétition, ni même régularité, sonne comme un essaim d’objets disparates, cliquetis, borborygmes, gémissements, frottements, rugosités, résistances. ». Voilà qui promet, pour les amateurs d’extrême ! Il est juste dommage qu’il n’ait pas exploré aussi l’approche et les œuvres d’autres compositeurs plus connus de ce courant musical, uniquement cités (le pionnier Gérard Grisey, Tristan Murail…)
Il manque peut-être à cet essai une discographie illustrative du chaos en musiques, que cela soit en fin d’ouvrage ou saupoudrée au fil du texte. Celle-ci n’est pas absente, mais on devine que l’auteur en connait bien plus que les seuls exemples qu’il a cités pour illustrer son propos. Quoi qu’il en soit, on y trouvera quantité de pistes à creuser après coup sur ces musiques « extrêmes » que l’on aime malgré (ou à cause de ?) leur désordre, sur leurs origines comme sur la philosophie qui les sous-tend.
Pour aller plus loin sur la noise et son esthétique, véritable cœur de cible du chaos, il existe un essai en français, de Catherine Guesde et Pauline Nadrigny : The Most Beautiful Ugly Sound In The World, à l’écoute de la noise (MF Editions), s’ajoutant à l’ouvrage de référence (en anglais, cette fois) de Paul Hegarty, Noise/Music, A History. Pour la technologie et l’enregistrement, autre fil rouge de cet essai, on consultera aussi la traduction française du génial Perfecting Sound Forever, de Greg Milner, ou encore Musiques électroniques, de Guillaume Kosmicki.
Chaosphonies est un essai à la fois foisonnant et structuré (est-ce une faute, pour parler du chaos ?), sujet original et peu courant, ce qui nous change d’un nième essai sur… Pink Floyd, par exemple (oui, il en sortira de tout frais cette année encore, il faut croire que les fans en redemandent…). Mais pour les amateurs d’extrême que nous sommes, cet essai est une superbe introduction à plusieurs des ces genres que l’on aime chroniquer sur C&O.
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