System Morgue & Birtawil – Moea
System Morgue & Birtawil
SØVN Records
L’univers du drone est déjà bien rempli de projets le déclinant sous toutes ses formes, des plus dures et saturées (on parle alors de noise) au plus ambient, exploitant aussi diverses techniques et sources allant du hardware analogique vintage (synthétiseurs et claviers en dur) au laptop en passant par le field recording.
Le label SØVN nous avait déjà présentés l’an dernier Lost, Found d’Andrea Bruera, superbe EP digital aux influences post-rock, chroniqué sur C&O. Celui-ci, Moea, 8ème opus de ce label, est une collaboration entre le Français Birtawil (venu d’autres horizons pas si ambient que ça : hardcore, post-hardcore et black metal) et le Russe System Morgue (déjà actif en dark ambient, harsh noise et drone). Le concept de ce Moea a été créé sous l’influence, non pas (ou pas forcément…) de substances illicites, mais des quatre mots-clés cold, wind, snow et ice. Ce qui donne une bonne idée du résultat et de sa tonalité globale plutôt climatique et glacée, que l’on appelle drone ambient, assez proche de l’esthétique et de la tonalité polaire du label drone ambient isolationniste Glacial Movements, d’Alessandro Tedeschi (aka Netherworld). Avec ses trois mouvements bien séparés, d’une dizaine de minutes chacun pour les deux premiers, puis vingt pour le troisième (équilibre et « temps de parole » conservé entre les artistes, par conséquent !), on pourrait voir dans Moea un clin d’œil, délibéré ou non, au format contraint de la « grande époque » du vinyle et des longues plages atmosphériques, celles de Cluster 71 mais aussi des premiers albums de Tangerine Dream, avec qui on trouvera d’ailleurs ici et là d’autres similarités sonores.
« Moea I » (signé System Morgue) sonne comme un long drone de guitare saturé superbement construit, plus ambient et atmosphérique que bruitiste ou harsh (assez proche des opus de Troum, Maeror Tri, ou Aun). « Moea II » débute sur une série de notes répétées en écho, une sorte d’incantation réitérée ou d’appel presque animal, rejoint dans une belle montée en puissance par un drone au grain très analogique d’orgue d’église, doublé d’un drone grave de synthé vintage. Avec sa progression lente, « Moea III » rappelle les longues intros bruitistes des concerts du Tangerine Dream première période et de leur album-monde Zeit, ouvrant sur quelques notes mélodiques minimalistes à nouveau très proche des orgues seventies et des synthés de la première génération – cette atmosphère si authentiquement organique qui prévalut d’Alpha Centauri jusqu’à Rubycon, pour situer à la fois l’ambiance et le grain sonore si spécifique. Tout cela se fond peu à peu et en douceur dans le silence via un drone final grave soutenu.
Même si « Moea I » et « II » se développent sur 10 minutes, le format prolongé de « Moea III » permet à la fois une immersion plus profonde dans ses eaux, et la fusion progressive de drones très différents dans leur nature et leur spectre, issus des univers et signatures des deux artistes (drones de guitares et pédales d’effets pour l’un des musiciens, synthés analogiques et machines pour le second). Jusqu’à une sorte de climax vers les 15/16 minutes, qui va se dissoudre peu à peu en un final apaisé reprenant de façon inversée la montée en puissance initiale. Cette superposition ou fusion de couches sonores superbement imbriquées, et de deux univers différents, apporte à « Moea III » un supplément d’ampleur et de richesse. Par moments, le souffle (bruit blanc) et autres éléments à connotation climatique (froid, vent, neige, glace…) nous font imaginer des paysages lointains qui donnent le frisson. A peu près les mêmes qu’évoquaient les plus beaux moments des œuvres « de jeunesse » du Dream (Zeit, Atem, Phaedra, Rubycon), paisibles ou parfois un peu plus inquiétants mais résolument arythmiques, celles d’avant le règne absolu des séquenceurs et des machines.
Qu’en conclure ? Que Moea va très au-delà du simple drone. Bien plus cinématique, il nous offre un superbe voyage dans des contrées désolées et glacées, inhospitalières en théorie mais toujours superbes à visiter et à imaginer. Un voyage atmosphérique dans une terra inhabitata hivernale et venteuse, à l’horizon bouché par les éléments (sons ouatés et givrés, couches de glace et congères). Tout cela se place aux limites basses du dark ambient, mais en moins souterrain et terrifiant. Une bande-son imaginaire proche de celles de Northaunt, évoquant la toundra, et tous ces vastes espaces arctiques inhabités que l’on adore malgré tout visiter, ne serait-ce qu’en rêve et dans sa tête – celle-ci couverte d’un casque hifi bien rembourré, plutôt qu’en enfilant la doudoune, les bottes et les gants.
Un bien beau voyage assurément. Couvrez-vous car il y fait froid, mais ça vaut le détour.
Jean-Michel Calvez
https://sovnrecords.com/