Sullen – Post Human
Sullen
Autoproduction
Fidèle à mes habitudes, j’aime découvrir des musiques provenant d’endroits insoupçonnés ou méconnus. Après tout, il n’y a pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne qui forgent du métal digne d’intérêt ! La formation que je vous présente aujourd’hui est l’un de ces rares diamants de sang que l’on voudrait cacher dans ses poches pour le garder jalousement dès qu’on l’a découvert. Il s’agit du groupe portugais Sullen. Sullen, c’est un groupe de metal éclectique qui marie le death metal mélodique au metal progressif, en créant au passage des atmosphères teintées de jazz-métal et de metal latin. Échappant à la simple dénomination, ce sextuor originaire de Porto se plait à explorer les diverses facettes de ce qu’il conviendrait d’appeler du « métal métaphysique ». À l’instar de Tool et de Sumer (une autre formation émergeante dont j’ai fait la critique plus tôt), le groupe portugais met de l’avant l’atmosphère très sentimentale, éthérée et très sidérale de la musique, plutôt que de mettre l’accent sur la brutalité et la lourdeur de ses compositions.
Avec Sullen, on voyage dans l’âme, au cœur d’univers disparates situés à mi-chemin entre le tangible et l’insondable. D’entrée de jeu, on entre dans ce premier album avec l’impression de léviter entre la stratosphère et l’espace, entre le monde terrestre et un univers inconnu dans lequel on pénètre graduellement. « Devata » et « Ascend », deux titres essentiellement instrumentaux, font réellement planer (je déconseille d’ailleurs l’usage de LSD lors de l’écoute de ces pistes, car vous ne reviendrai pas sur terre, même après que votre « trip » soit passé!). Dépourvu de paroles, mais truffé d’un chant choral d’une remarquable harmonie, le premier titre annonce tout de suite les couleurs du disque dans son ensemble, soit un amalgame fait d’une insaisissable brume et d’un inébranlable roc.
Le second morceau, plus mélancolique et essentiellement exécuté à la guitare solo, fait figure de pièce transitoire nous menant par la suite à la chanson « Become », un morceau à cheval entre le metal latin du groupe Ill Niño et le metal de certains groupes progressifs émergeant dont l’esprit très introspectif renvoie à l’art comme moyen de communiquer impressions, sentiments et visions du monde. Du point de vue musical, Sullen n’aura pas à faire ses preuves bien longtemps. Associés à la bonne scène et au bon public, la formation ne restera pas cantonnée à l’Espagne bien longtemps. La sonorité est authentique, mais elle a tout pour se greffer au milieu du progressif européen (bien qu’il soit vain de croire que le metal pur et dur en fasse autant).
D’une virtuosité aussi impressionnante qu’efficace, les lignes de guitares d’André Ribeiro, de César Teixeira et de Pedro Mendes nous font d’ailleurs se demander comment il est possible que ces maîtres du vibrato nous soient étrangers (peut-être est-ce à cause de l’attention exagérément portée à la musique britannique et nord-américaine). Alternant entre le staccato et certains passages en « shredding » typiques du metal en général, les guitares de Sullen exploitent également la progression harmonique caractéristique du post-rock, n’usant par moment que du son « clean » pour exprimer son phrasé. Instrumentalement accomplie, la formation affiche une maturité surprenante.
Bien sûr, certains membres du groupe ont fait partie d’autres projets musicaux basés au Portugal, dont un projet de death metal (Colosso, actif depuis 2011), de même que certaines formations progressives telles que My Eyes Inside (actif depuis 2005) et Oblique Rain (2004-2013). Joignant leur expérience commune, les musiciens de Sullen ont su tirer partie de la lourdeur du death et de la musicalité plurielle du progressif, styles auxquels chacun s’est consacré dans le passé. La musique de Sullen, faite de compromis, de polyvalence et de profondeur, transcende les genres pour générer une réceptivité directe chez l’auditeur.
Comme l’affirme lui-même César Teixeira, le leader du groupe, l’esprit général de ce premier album repose sur « […] les perceptions du monde, la réalité, la substance et l’esprit qu’entretiennent les membres de la formation. Il s’agit à proprement parler d’un « périple musical » où se manifestent tout le spectre de l’émotivité humaine, de la tension à la révolte, de l’exutoire à la paix intérieure ». Chaque morceau, sans avoir à être décortiqués davantage, procède avec une mécanique presque psychanalytique où il est impossible de rester figé dans le présent sans considérer sa propre mémoire affective, ses rêves renfrognés et ses démons. Chaque piste possède une couleur, dont le spectre varie avec le chant, l’instrumentation et la rythmique exploitée.
À la façon d’un cercle chromatique, l’album « Post Human » ignore le noir, le gris et le blanc. La nuance et les dégradés y prédominent, et ce, au grand bonheur de notre ouïe. Et puis, si 2015 devait être une année remarquable du point de vue musical, il est de mon avis que cet album figure au palmarès des grandes découvertes.
Dany Larrivée
https://sullenpt.bandcamp.com/
Chronique parue également dans le Webzine québécois Daily Rock.