Skinshape – Filoxiny
Lewis Recordings
2018
Thierry Folcher
Skinshape – Filoxiny
Il y a des musiques qui vous accrochent immédiatement et qui ne vous lâchent plus. Voilà plus d’un an que j’écoute régulièrement Filoxiny sans jamais devoir m’en lasser. Je gardais pour moi ce compagnon de soirée comme un trésor secret à ne sortir que lors de moments choisis, au service d’oreilles attentives. A l’inverse des émotions coups de poing peu durables, Filoxiny fait partie de ces œuvres qui résistent au temps et s’inscrivent définitivement dans votre paysage sonore. Filoxiny, c’est un cocktail très cool de smooth jazz mâtiné de trip hop psychédélique et superbement produit par Skinshape, le projet de William Dorey. Une aventure qui permet à ce jeune londonien de cultiver sa passion pour les sonorités « old school » des années 50, 60 et 70. C’est sans complexe qu’il cite Donald Byrd (trompettiste de jazz américain), Lee Scratch Perry (chanteur jamaïcain), le Floyd époque Meddle ou les nombreuses BO de l’époque comme sources d’inspiration. C’est vrai que Filoxiny flirte sans détour avec les musiques de films et me fait souvent penser à Rome, l’excellent album de Danger Mouse et Daniele Luppi tourné lui aussi vers le septième art. Skinshape est un projet studio commencé en 2014 avec un album éponyme suivi un an plus tard par Oracolo et continué en 2017 par Life & Love. Trois albums très intimes, aux ambiances de fins de soirées enfumées et mélancoliques. Un peu de dub, beaucoup de guitares réverb, de belles cymbales jazz, du groove, du funk et le tout modernisé par un trip hop bien senti et conforme aux codes actuels. Tout un assemblage qui s’imbrique à merveille et constitue la carte de visite de Skinshape. Pour compléter la bio de Will Dorey, il faut savoir qu’il est à l’origine du label reggae Horus Records et qu’il a tenu la basse au sein du groupe Palace.
Même si Filoxiny ne révolutionne pas le travail passé, on a le sentiment qu’avec ce nouvel album Will Dorey a définitivement posé son empreinte et atteint ses objectifs. Il peut désormais présenter sa musique comme la bande son d’un film imaginaire qui se serait débarrassée de codes contraignants et donnerait aux notes le pouvoir de raconter des histoires. Filoxiny sait se passer des mots pour laisser l’imagination faire sa propre interprétation. Ici, on fait l’éloge de la lenteur et de la paresse dans une ambiance introspective où seulement quelques cuivres et quelques cordes vont donner du relief à un ensemble très ouaté. La production soignée de Will offre à chaque moment toute la lumière et toute la couleur désirée. Il y a une approche très jazz dans la façon de présenter les huit titres. La rythmique est souvent claire et aérienne, fidèle aux codes du genre et la mise en place propice aux interventions du sax, de la guitare ou de l’orgue. Et de l’orgue parlons-en tout de suite. Ces quelques notes de clavier qui introduisent « After Midnight », le premier morceau de l’album, sont absolument divines. Pourtant c’est du classique et peut-être du déjà entendu, mais qu’importe, on en redemande tellement c’est porteur de souvenirs et de frissons. Sur ce titre qui n’est pas la reprise du standard de J.J.Cale, carte blanche est donnée aux percussions et à l’orgue pour fabriquer ce petit bijou d’un autre temps qui va savoir se parer de quelques chœurs subtils et bienvenus. Un démarrage gagnant qui va lancer de la plus belle des façons « I Don’t Know », une chanson toute simple mais du même niveau de qualité. On a ici une rythmique plus alerte, capable de faire battre la semelle et qui soutient magnifiquement la voix et la guitare de Will. La manière dont les cuivres légers terminent le morceau est un pur bonheur de sensualité. Seules les paroles un peu cucul sont à oublier mais c’est un moindre mal.
On change d’ambiance avec « Metanoia » et sa rythmique beaucoup plus lourde. On y entend Will partir dans des délires vocaux façon Can mais sans se dessaisir du même socle musical grâce à la guitare cristalline et aux cuivres souterrains. A noter la belle intervention de quelques cordes et d’une trompette inventive. On est descendu d’un cran mais c’est presque normal par rapport à la hauteur prise au début. Ce léger moment de divagation ne choque pas et s’inscrit même comme une transition logique avec « Shimmer » et son joli solo de guitare vite épaulé par des chœurs langoureux et un violon poignant. Quelques pointes de jazz plus tard et la guitare reprend sa mélodie en forme de valse lente. On remonte doucement vers de belles sensations avec « Breathe » et le retour des superbes arrangements de cuivre, la plupart du temps en sous-couche jusqu’à ce que la trompette s’éveille avec entrain sur la fin. On est en lévitation, caressé par ces pseudo berceuses qui ne pourront bien évidemment pas nous endormir. On garde les yeux et les oreilles bien ouverts pour ne rien rater de la suite et « Life As One » nous donne raison. Will chante avec beaucoup d’écho ce titre mi jazz mi calypso et confère un peu plus de corps à l’ensemble. C’est le bon moment pour retrouver une certaine modernité qui fait penser à Portishead ou Archive. Pour finir, le bluesy « We Lose » et le délicat « Filoxiny » vont contribuer à maintenir ce court album (32 minutes seulement) sur le même registre émotionnel et réjouissant.
Ces quelques impressions furtives ne peuvent bien évidemment pas remplacer une immersion complète dans l’univers de Will Dorey. Un univers créatif libéré de toute dépendance et fait d’images anciennes et de sons oubliés. D’après lui, Filoxiny serait la déformation du mot grec « philoxenia » qui signifie hospitalité et générosité. Un titre vraiment bien choisi pour cet album qui regorge de bons moments à échanger car la musique, comme toutes les formes d’art, n’est vraiment passionnante que si elle est partagée. Alors allez-y, dégustez, vous m’en direz des nouvelles.
https://skinshape.bandcamp.com/album/filoxiny