Rue De La Muette – Partenaires
Lgsr
2018
Rue De La Muette – Partenaires
Six albums que Patrick Ochs traîne ses guêtres et ses mots (maux ?) avec Rue De La Muette, ensemble dont il est la pierre angulaire. Rue De La Muette a touché un peu à tout pour mettre souvent en avant des petites histoires à la profondeur bien plus importante qu’il n’y paraît – de la musique des Balkans au rock alternatif, en passant par la chanson française et la musique klezmer. Le moment était peut-être le bon – à l’occasion du vingtième anniversaire de la création du groupe – pour jeter un premier regard dans le rétroviseur d’une carrière qui n’a sans doute pas eu (encore) l’impact que les albums et les prestations scéniques de la bande à Patrick Ochs auraient mérité. En Monsieur Loyal qui organise le spectacle, Patrick Ochs a choisi de réenregistrer douze titres de sa discographie et de proposer trois nouveautés.
Bien différemment du florilège – non, il ne sera pas question ici de best of –, Partenaires propose une relecture de certaines chansons à la manière du Rue De La Muette actuel. Patrick a donc emmené ses musiciens dans le même studio que pour l’enregistrement du précédent album, Ombres Chinoises (Lgsr, 2015). C’est donc dans un coin perdu de son Périgord de corps et de cœur, au Sphere Studio, avec la même équipe – dont l’ingénieur du son Mathieu Marietti – que les quatre partenaires ont enregistré, au plus proche des conditions du live – en restituant d’ailleurs une belle dynamique –, afin de donner aux titres interprétés quelque chose de brut, de non apprivoisé, comme un funambule sans filet – normal pour un groupe où l’esprit du cirque et de la fête foraine est toujours vivace. D’ailleurs, l’éléphant de la pochette n’est-il pas le partenaire de celui de la pochette de Parade (2011) ?
Cela fait déjà quelque temps que les quatre voyagent ensemble – et le groupe n’a pas bourlingué que dans l’Hexagone –, composent ensemble, se produisent ensemble, en duo, trio, quatuor… Ainsi, Patrick Ochs, avec sa voix rauque patinée par le temps, Gilles Puyfagès et son accordéon virevoltant, Vincent Mondy en magicien des bois (clarinette basse, clarinette et saxophones) et Eric Jaccard qui les mène discrètement avec ses baguettes, tous, ensemble, ont cette expérience qui caractérise les groupes de musiciens qui peuvent ne jamais se regarder sur scène. On se rend bien compte que Rue De La Muette est bien un groupe, tellement les musiciens sont impliqués et excellents (performants pour utiliser le jargon des temps modernes…). La rythmique batterie-accordéon fonctionne particulièrement bien et permet notamment aux clarinettes de Vincent Mondy de planer sur les différentes ambiances. Ochs et Puyfagès n’ont pas besoin de longues heures de préparation pour distiller la substance des différents climats. Cette complicité globale du groupe s’entend. Ses quatre membres sont Partenaires…
Les chansons de Rue De La Muette sont autant de saynètes (« Madame Irma »), de petites histoires (« La Valse De Charlie Mingus Et BB King »), des mots simples (« La Fanfare ») mis bout à bout un peu comme on construit un scénario pour un film (« Un Pas Pour Danser », tout droit sorti d’un film italien), ou des instantanés de la vie – « La Java De L’Ours Dans L’Aquarium », Patrick Ochs est d’ailleurs également un redoutable photographe qui sait aussi accompagner sa musique de ses clichés comme avec l’éléphant de la pochette de Partenaires ou celui de Parade (2011). Les textes valent vraiment la peine d’être écoutés, profondément. Que ce soit les mots eux-mêmes, mais encore la puissance, la profondeur et l’émotion de l’interprétation de Patrick Ochs. On compare souvent, facilement, ce dernier à Arthur H et Tom Waits. Oui, on peut y trouver quelque chose, dans la tessiture de la voix, écorchée, dans une manière particulière de placer les mots. Bien sûr, on y entendra ce que les musiciens de jazz sont parmi les seuls à savoir faire, cette façon de placer les notes, de jouer sur les intentions… Et puis, Patrick n’est pas maladroit quand il s’agit de faire du scat avec paroles, comme sur « Le Bout Du Banc ». Fichtre, à part André Minvielle, je ne connais pas grand-monde en France capable de faire ça ! La qualité de la diction, de la scansion, se confirme sur de nombreux titres, comme le dynamique « Au Contraire ». Le propos est parfois profond et triste, mais sans en avoir l’air (« Albert Au Milieu Du Pont », « La Muette À Drancy », « La Vache Qu’Un Enfant Était En Train De Traire » que nous vous proposons en version scénique ci-dessous), un peu comme savaient le faire Brel, Nougaro ou Reggiani…
Populaire, la musique de Rue De La Muette sait l’être comme celle de ces illustres chanteurs, mais encore, plus près de nous, comme celle d’un Pigalle ou d’un Java. Ça tourne, ça valse, ça vrille et ça vous entraîne, c’est musette (sans doute pour rimer avec muette), c’est ginguette, mais surtout, c’est vraiment chouette !
Je ne sais pas si cet album marque un tournant particulier pour Patrick Ochs et Rue De La Muette. Ce que je sais, c’est que Partenaires plaira à celles et ceux qui suivent le groupe. Ce qui semble également évident, c’est que Partenaires est une entrée de grande qualité pour appréhender l’univers singulier et trop méconnu de RDLM. Certes, c’est sans doute sur scène qu’il faut écouter Rue De La Muette. Mais vous pouvez tout à la fois vous procurer cet album, découvrir les plus anciens et surveiller les programmes des salles autour de chez vous, vous passerez un moment inoubliable, suspendu hors du temps et des tracas du quotidien (à moins d’avoir les pieds dedans et de trouver là un moyen d’affronter un monde sans pitié…). De toute manière, comme le chante Patrick Ochs (« Ma Mère Traîne Au Café ») sans que l’on sache vraiment si c’est du lard (de l’art ou de l’amour ?) ou du cochon (ou la fameuse vache, ou l’éléphant, ou l’ours…), « ça ira mieux demain, peut-être bien, ça ira mieux demain… ».
Henri Vaugrand
https://www.facebook.com/RUE-DE-LA-MUETTE-Patrick-Ochs-77428857081/
Dix questions à Patrick Ochs…
C&O : Bonjour Patrick. Et merci de répondre à ces quelques questions pour les lecteurs de Clair & Obscur. Rue De La Muette fête ses 20 ans d’existence. Quel effet cela te fait-il ?
PO : Les 20 ans du groupe ! Cette histoire, c’est ma vie, sans doute la plus belle chose que j’ai réalisée. Faire cet album, c’était comme organiser un album photo de ces dernières années, mes rencontres, mes enfants, mes petits, ceux et celles qui m’ont accompagné, celles et ceux que j’ai aimés. Donc je suis étonné d’avoir tenu, même si ça a un parfum un peu has been ! Au moins on a fait ça ensemble ! J’adore l’idée d’avoir écrit ces chansons avec mes amis…
C&O : Pendant longtemps, le groupe a été associé au courant alternatif. Depuis Ombres Chinoises notamment, il semblerait qu’il soit plutôt branché sur le courant continu de la chanson française. Pourrais-tu nous expliquer ce virage pris tout en douceur ?
PO : Je crois qu’effectivement, je ne me sentais plus très à l’aise dans ce courant-là qui nous a sans doute beaucoup inspirés à l’époque. J’avais envie de donner quelque chose de moi, de nous, de plus intimiste, de plus chanté. Je n’en pouvais plus de voir le monde et la société comme ils étaient. J’avais envie de mettre mes mains sur mes yeux, comme sur la pochette d’Ombres Chinoises pour ne plus percevoir les remous du monde, mais c’était difficilement possible. La lumière filtre à travers les doigts et on finit par y voir. Bruits et fureurs vous rattrapent.
C&O : Ni basse ni guitare, que ce soit sur disque ou sur scène, c’est vraiment voulu ? C’est un choix esthétique ? Pourrais-tu d’ailleurs nous parler des trois musiciens qui t’accompagnent ?
PO : C’était voulu pour ces deux albums car j’avais beaucoup travaillé avec l’accordéoniste Gilles Puyfagès et c’était un choix délibéré de lui laisser driver toute la partie rythmique et harmonique de l’affaire. Se sont joints à nous, les vieux copains de l’époque, Vincent Mondy aux clarinettes et Eric Jaccard à la batterie, qui ont su habiller l’ensemble. Je trouvais le son global percutant et intéressant. La voix se fondait bien dans l’ensemble et les textes tels que je les interprétais paraissaient plus dépouillés. J’avais envie de cette nudité-là.
C&O : Partenaires, comme Ombres Chinoises, a été enregistré au Sphere Studio en Dordogne, qui est le studio de ton label, Lgsr. Je connais le studio et l’ingénieur du son, Mathieu Marietti. Quels sont les avantages pour Rue De La Muette d’enregistrer là-bas ? Est-ce la conformation du studio ? Les qualités de l’ingé son ? La proximité ?…
PO : Les choses se sont bien passées avec l’équipe dès Ombres Chinoises. Nous avons eu un super accueil et une confiance totale. Le studio est exceptionnel et nous permettait à la fois de produire un bel objet sonore tout en gardant le côté live et dépouillé que je souhaitais garder après les prises de sons. Les prises de voix sont également assez belles, je crois. Encore meilleures que pour l’album précédent. On avait envie de travailler de la même façon, mais en allant un peu plus loin.
C&O : Vous avez donc à nouveau enregistré dans les conditions du « live ». Qu’est-ce que cela vous apporte de plus que ne percevrait pas l’auditeur ?
PO : Aujourd’hui, sur ce projet-là, ça m’apporte une authenticité, une mise en danger différente. Toutes ces chansons ont été recréées en live, depuis que nous les avons enregistrées pour la première fois et je crois que ça les remet en lumière. Et quelle énergie, avec les musiciens ! Quel plaisir de jouer !
C&O : Partenaires contient trois nouveaux titres et douze « reprises » du répertoire de RDLM. Comment s’est passé le choix des titres ? Y a-t-il une intention particulière ?
PO : Des chansons que j’avais envie d’emmener sur scène, dans un prochain spectacle. Les anciennes chansons me racontaient au fur et à mesure de tous ces passages de vie pendant les six albums précédents, jouées ou interprétées différemment ! Elles me semblaient toutes raconter quelque chose en s’emboîtant ainsi.
C&O : Les titres de l’album sont forts (je pense par exemple à « Ma mère traîne au Café » ou à « La Muette À Drancy »). Tes chansons racontent des histoires, parfois des saynètes. Comment se passe l’écriture des textes ?
PO : Souvent en voyage ! Souvent à partir de ce que j’ai lu ou recherché pour me documenter ; parfois d’après photo. « La Valse De Charlie Mingus Et BB King » a été écrite à la suite d’une conversation, une nuit avec mes musiciens. Nous parlions du jazz et du blues, de la mélancolie de Mingus, de ses poèmes, de l’accueil chaleureux et solaire que réservait BB King à ses fans dans sa loge. Nous étions au bord du lac Léman et j’entendais les bruissements de l’eau à travers ma fenêtre quand j’ouvrais les volets. Quand je les refermais, j’entendais le vacarme musical de la pièce ou j’étais avec mes copains. J’ai essayé d’approcher cet univers un peu comme si on ouvrait et fermait des fenêtres. Pour « La Muette À Drancy », c’est une chanson qui m’est venue comme ça. J’avais envie de raconter une histoire de rescapés, à la première personne et que les gens y croient. C’est parfois arrivé. Pour « Ma Mère Traîne Au Café », j’ai adapté librement un traditionnel que me chantait ma mère. Cette chanson a fonctionné partout ou je suis passé. Elle méritait que je la chante encore et encore…
C&O : On sent comme une retenue dans l’interprétation de ces chansons, notamment les anciennes. Je ressens parfois quelque chose de moins spontané, de moins percutant que dans Ombres Chinoises. Est-ce dû au fait que ce sont d’anciens titres ? Quel est ton sentiment sur ce sujet ?
PO : J’ai l’impression d’avoir chanté mieux et d’une façon plus intérieure, en ayant mieux assimilé mes textes. Je crois que nous jouons vraiment bien, ensemble ! Mieux que nous n’avions jamais joué ! Les chansons étaient souvent plus fragiles quand on les avait enregistrées. Je crois que je leur ai donné quelque chose de neuf. Je voulais qu’elles soient découvertes par d’autres publics ! Mais c’est aussi le risque des morceaux que l’on rejoue quand on les a joués souvent ! Il y a une autre découverte ! Il faut recréer autre chose, d’autres chaos !
C&O : Quelle est ta réflexion sur la situation de la chanson d’expression française et sur le devenir des musiciens dans notre pays ? De qui te sens-tu proche, par exemple ?
PO : J’ai du mal à me sentir proche de ce que j’entends dans la chanson d’expression française, en ce moment. Je ne me sens ni impliqué, ni concerné. Pas mon truc. Je suis désolé si je blesse certains copains que j’apprécie, néanmoins. Je crois qu’il est difficile désormais de faire écouter ses textes à un public de plus en plus zappeur, de moins en moins habitué à écouter le fond des chansons, de moins en moins concerné par ce que produisent les artistes indépendants ! Beaucoup de choses se sont passées ces dernières années, beaucoup de choses difficiles à raconter mais passionnantes pourtant ! On est jugés constamment. Nous ne sommes que des raconteurs ! La poésie, l’écriture, la mélodie ce sont nos instruments. Il y a de moins en moins d’espace médiatique pour proposer notre travail, mais il faut continuer. Trouver et produire l’énergie. Travailler encore…
C&O : J’imagine que l’album Partenaires va être joué sur scène. Y a-t-il une tournée de prévue ?
PO : Il y a des dates. Les choses se construisent.
C&O : Eh bien, merci Patrick, et à bientôt sur les routes de France ou d’ailleurs…
PO : Merci à toi. À bientôt.
Propos recueillis par Henri Vaugrand