Pat Metheny – From This Place
Nonesuch
2020
Thierry Folcher
Pat Metheny – From This Place
Le début d’année 2020 fut assez troublant, c’est le moins qu’on puisse dire. Et lorsque paraît From This Place au mois de février, ce n’est pas le retour du grand Pat Metheny qui occupe les esprits, mais plutôt l’angoisse grandissante d’un fléau auquel on ne croyait pas encore. Tout ça pour dire que dans l’échelle des préoccupations, l’actualité musicale était loin d’être prioritaire. Est-ce pour cela (plus quelques raisons personnelles) que je ne me souviens pas vraiment de cette sortie événement ? C’est fort possible. Le temps a passé, et c’est en découvrant le tout récent MoonDial (2024) que l’envie de retourner quelques années en arrière chez Monsieur Metheny s’est logiquement faite ressentir. Un retour essentiellement motivé par ce besoin terrible de devoir combler certaines lacunes et ne pas oublier derrière soi quelques potentielles pépites musicales. Tout grand admirateur du génial guitariste ne pouvait accepter de laisser ce trou béant faire la nique à l’amateur de jazz fusion que je suis. D’autant plus que les critiques de l’époque n’étaient pas mauvaises et que le concept de From This Place était plutôt alléchant. Nous sommes donc en 2020 et après six années de silence studio, Pat Metheny remet le couvert avec un luxe et une énergie extraordinaires. Les dix titres de l’album ont été enregistrés à New York avec son habituel groupe de tournée composé de Gwylim Simcock au piano, Linda May Han Oh à la contrebasse et Antonio Sánchez à la batterie. Quelques invités supplémentaires sont de la partie et viendront compléter une partition au large potentiel symphonique. Cruel destin que cette sortie qui coïncide avec la disparition le 10 février 2020 de Lyle Mays, le fidèle compagnon, le sosie, immense claviériste et co-fondateur du Pat Metheny Group.
Cela dit, ma chronique est surtout motivée par toutes ces ondes de chaleur et de félicité que l’on ressent à l’écoute de cette musique de film sans image. Une partition qui navigue entre jazz et symphonie romantique en passant par des tournures progressives, souvent inédites, mais toujours envoûtantes. Quelle beauté ! Et quel talent ! Cela renvoie pas mal de vaines productions aux oubliettes et installe définitivement l’ami Metheny dans ma précieuse malle à emporter sur une île déserte. La grande force de ce merveilleux musicien est de ne pas se trahir tout en proposant une musique capable d’attirer toutes sortes de sensibilités. Les puristes deviennent tolérants et les candides se passionnent aussitôt. Pas étonnant qu’il soit un des artistes les plus récompensés au monde et dans plusieurs catégories différentes. Mais revenons de plus près à From This Place et à sa pochette pleine de fureur. La tornade est bel et bien réelle, mais à aucun moment, elle n’effraie ou vient assombrir le souffle divin que la musique dégage. Au contraire, l’album est joyeux, brillant et les enrobages de cordes, installés après coup, élargissent les compositions de manière spectaculaire. Pour ma part, en écoutant certains passages du disque, j’ai cru me replonger dans le magnifique Secret Story de 1992. Le meilleur exemple est peut-être l’harmonica de Grégoire Maret sur « The Past In Us » qui ressuscite le grand Toots Thielemans de « Always And Forever ». Mais surtout, je ne peux m’empêcher de ressentir sur ces deux albums cette même capacité à insuffler du romantisme grâce à un jazz hybride et charnel rempli d’émotions.
L’album est long, il se déguste sur plus d’une heure et quart de guitares inventives, de piano jazz, de rythmes chauds et de cordes symphoniques avec Joël McNeely à la baguette du Hollywood Studio Symphony. Des cordes surprenantes, rajoutées sur la fin, lorsque Pat a ressenti le besoin d’envelopper sa musique d’une texture plus riche. Pour certains, cela semblait dispensable, mais en y regardant de plus près, l’exaltation et le lyrisme n’auraient pas été les mêmes sans cet ajout tardif. En écoutant « America Undefined », le premier titre du disque, on voit bien que les cordes ne sont pas là pour faire de la figuration. On les entend s’accrocher et reprendre les phrases mélodiques avec autant de détermination que l’orchestre de jazz lui-même. Il en résulte une drôle de symphonie, rarement entendue, mais absolument ravissante. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’en dépit de la construction alambiquée et des fréquents changements de climats, l’auditeur n’est jamais perdu et garde le cap sur ces treize minutes de dinguerie maîtrisée. L’enchaînement avec « Wide And Far » se fait dans la continuité, comme s’il avait fallu prolonger le morceau précédent. Seule la contrebasse de Linda May Han Oh cassera la filiation en terminant en solo ou presque (les cordes étant toujours là, à l’affut). Et juste après, lorsque « You Are » se lance au piano dans un registre plus minimaliste, les cordes, bien que discrètes, seront bien utiles pour aider à la réussite d’un crescendo dévastateur. Par ailleurs, les envolées de violons sur le splendide « Same River » ne pourront que crédibiliser une incursion volontaire dans la musique de film américaine, chère à Pat Metheny. La richesse d’un tel disque ne peut, bien évidemment, s’apprécier qu’au fil de nombreuses écoutes. En ce qui me concerne et en n’étant qu’au tout début de la découverte, je ne rentrerai donc pas trop dans les détails. En revanche, c’est le moment privilégié pour distinguer ce qui saute aux oreilles. Et là, croyez-moi, ça n’arrête pas.
Il y a, par exemple, le grand moment percussif d’Antonio Sánchez sur « Pathmaker », un drôle de morceau très surprenant sur la fin (et pourtant, je ne devais pas entrer dans les détails !). Vous conviendrez qu’il est inconcevable de s’ennuyer en compagnie d’un tel quatuor, capable de vivre à l’unisson tout en sortant de fulgurants solos hors du commun (celui avec la célèbre guitare synclavier sur « Same River » en fait partie). À ne pas louper aussi, la guitare latine de « Everything Explained », absolument intenable et qui donne des idées au piano de Gwylim Simcock pour provoquer un génial duel de titans. Je ne reviendrai pas sur le talent de guitariste et de compositeur de Pat Metheny, cela n’a aucun intérêt aujourd’hui, mais j’insisterai toujours sur sa capacité à transcender les nombreux partenaires qui l’ont accompagné tout au long de sa carrière. À présent, il est temps de s’intéresser à « From This Place », la seule pièce chantée du disque. Les paroles écrites par Alison Riley et interprétées par Meshell Ndegeocello sont une critique à peine voilée de l’administration Trump et de cette Amérique qui ne correspond pas aux idéaux de Metheny. En soi, la chanson est jolie et sert de douces parenthèses à ce voyage au long cours, plutôt bien rythmé. Et pour finir, les deux derniers titres incarneront à la perfection un road trip musical qui n’aura vraisemblablement laissé personne au bord de la route. Il y a tout d’abord les dix minutes de « Sixty-Six » où se distinguent les prouesses de la contrebasse et la montée en puissance de l’orchestre, plus que jamais porteur d’images d’évasion bienfaitrices. « Love May Take A While », bizarrement annoncé comme titre bonus, sera la dernière étape de ce périple qui s’achève tout en douceur, un peu à l’image de ces fameux génériques de fin qui collent encore plus le spectateur à son siège. Je ressors de cet album comme engourdi et tout heureux d’avoir pu le glisser dans ma grande musette à plaisir.
From This Place est certainement un des albums les plus ambitieux et les plus réussis de Pat Metheny. Et pour cette raison, il ne pouvait échapper à cet examen rétrospectif de la part de Clair & Obscur. À présent, je pense aux anciens, à ceux qui ont connu et apprécié Secret Story. Ils doivent se réjouir de voir un de leurs albums fétiches connaître une si belle réplique presque 30 ans plus tard. La copie n’est pas conforme, c’est certain, mais l’esprit est identique et le London Orchestra de l’époque ne peut qu’applaudir le travail fourni par son cousin américain. Les deux albums foisonnent de trouvailles et remplissent aisément leur contrat d’adhésion auprès du grand public. Depuis ce coup de maître, Pat Metheny a publié en 2021 le projet Road To The Sun sur lequel il joue très peu, mais laisse exprimer pleinement son habileté à composer. Puis, Dream Box en 2023 et MoonDial cette année, viendront proposer de belles pages solitaires et dépouillées, à des années-lumière du jazz fusion de From This Place, mais tout aussi indispensables.