Nits – Tree House Fire
Werf Records
2024
Thierry Folcher
Nits – Tree House Fire
Tree House Fire ou comment transformer un désastre en véritable événement positif. C’est la grande leçon que les trois membres de Nits veulent nous donner avec la sortie de ce nouveau mini album. Les mots du groupe sont éloquents : « le 16 mai 2022, notre studio De Werf a entièrement brûlé. Le feu a tout emporté. Le feu nous a offert cet album. L’arbre est toujours debout. L’oiseau chante toujours ». Et pourtant, en dépit de ces considérations positives, quarante ans de carrière sont partis en fumée. Les faits se sont déroulés dans un ancien gymnase transformé en studio où les trois néerlandais avaient installé tout leur matériel d’enregistrement et archivé bon nombre de documents, à jamais disparus. Si l’on rajoute à cela une belle collection d’instruments de musique, eux aussi définitivement perdus, le coup de massue pouvait être fatal pour ce groupe vétéran, dépositaire d’une « art pop » remarquable où les expérimentations s’habillent de poésie et de belles mélodies. Car c’est bien la poésie qui a sauvé Henk Hofstede, Rob Kloet et Robert Jan Stips. En écoutant les six chansons de Tree House Fire, je n’ai pu m’empêcher de repenser à la chanson « Les Poètes » de Léo Ferré, dont les paroles du style : « ce sont de drôles de types qui chantent le malheur sur les pianos du cœur et les violons de l’âme… » sont capables de mettre de la couleur sur bien des tourments. A proximité des flammes d’Amsterdam, les témoins ne sont autres que l’oiseau et l’arbre, miraculeusement épargnés. Ce point de vue inattendu et volontaire replace la tragédie ailleurs, vers les innocents et les vulnérables. En deux mots, ce qui est arrivé au groupe n’est rien en comparaison de la perte d’une maison (l’oiseau) ou même d’une vie (l’arbre).
Lorsque j’ai achevé la chronique de NEON (2022), je n’ai pu m’empêcher de ressentir une forme de capitulation chez un groupe pourtant désireux de continuer et d’avancer. L’album NEON (miraculeusement épargné par la catastrophe) concluait une trilogie, à la fois grisante et perturbante, mais surtout il marquait la fin d’une époque où tout semblait définitivement plié. Nos trois septuagénaires devaient passer à autre chose et trouver l’inspiration ailleurs, sur des terrains inédits par exemple. Alors, même si Tree House Fire fait office de parenthèse, on peut y percevoir de la nouveauté et un engagement personnel très fort. Il faut bien reconnaître que dans le domaine artistique, rien n’est plus porteur que les événements (bons ou mauvais) qui vous touchent de très près. La mobilisation autour du groupe a dû titiller l’inspiration et le devoir de réponse ne s’est pas fait attendre. Les engagements seront remplis à la fois sur disque et sur scène pour un public heureux de réentendre la douce voix de Henk nous chanter « le malheur » d’aussi belle façon. Six titres donc, pour presque 30 minutes de bonheur qui vont défiler très vite, sans heurts et sans pleurs. Un premier épisode, au nom presque évident de « Month Of May » lance les festivités (mais oui) avec délicatesse et mélancolie. Dès le départ, c’est l’intimité que l’on ressent. La voix de Henk est posée, limite détachée et sans émotion particulière. Elle nous invite seulement à revenir sur les lieux du drame et à constater l’étendue des dégâts. La partie rythmique de Rob Kloet est bien sûr très soignée et les variations vocales sont de toute beauté. Les nappes de synthé se teintent de cosmique donnant ainsi un air rêveur à cet instant où la tragédie s’éloigne pour laisser place à un indispensable travail d’introspection.
Même si les funestes événements ne sont pas minimisés, il faut bien reconnaître que les gars de Nits ont délibérément transformé la catastrophe en une courageuse vision artistique. Le second titre, intitulé « Big Brown Building Burning » ressemble à un rêve étrange où se mêlent incompréhension, souvenirs et dure réalité. Henk avance à petits pas et nous fait vibrer à la manière du Léonard Cohen de You Want It Darker. Les chœurs féminins (Jane Bordeaux, Sacha de Bruin et Sheena Tchai) renforcent le chant et se calent avec précision sur cette errance où la musique, quasi métronomique, ne s’embarrasse pas de fioritures. Les percussions, le piano et les trouvailles au synthé (Robert Jan Stips) apportent le juste équilibre à la réalisation de cette chanson pas comme les autres. Ce début d’album est à la fois magique et embarrassant. Le plaisir est instantané et pourtant, on se retrouve à explorer des décombres encore fumants. Je pense qu’il faut aller au-delà de l’événement, ne pas se poser trop de questions et ne garder que la musique, extrêmement belle et envoûtante. Vont suivre l’histoire de l’arbre et de l’oiseau, deux témoins directs, entièrement personnifiés et seuls protagonistes de l’incendie. Pour « The Tree », tout se déroule un peu de la même façon que pour « BBBB », mais avec plus d’entrain et plus d’accroche chez l’auditeur. L’arbre monologue sur sa vie, le cycle des saisons et son appartenance au monde. Il y a du Dylan dans la façon dont la chanson est construite et même si les arrangements sont minimalistes, les backings arrivent avec surprise et opportunité. Un joli moment de plus à rajouter à cet EP vraiment étonnant. De son côté, c’est avec attention et inquiétude que l’oiseau (apparemment un Pivert) observe le chaos depuis son logis dans le tronc de l’arbre. Musicalement, « The Bird » est un petit bijou de construction vocale et de trouvaille rythmique. Un joli gospel, sur lequel on retrouve enfin les habituelles fantaisies dont Nits a toujours parsemé ses albums. On continue avec « The Attic », peut-être la chanson la plus poignante du disque. Tout au long de cette déambulation dans le grenier ravagé, les souvenirs remontent à la surface et devant chaque instrument détruit, devant chaque objet brûlé, c’est une évocation du passé qui revient hanter les cendres et la noirceur des murs. Les mots sont sans ambiguïté : « the fire had no heart, the fire had no mercy… » et ce retour à la réalité s’accompagne des sons percussifs du tri et du nettoyage. L’atterrissage est éprouvant et « The Wind Has No Clothes » continue le triste constat avec juste une petite touche poétique pour ne pas sombrer complètement. Ces deux derniers morceaux sont certes moins musicaux, mais ils possèdent en eux une beauté froide à laquelle on ne peut résister.
En 2024, Nits fête ses cinquante ans de carrière. La grande tournée prévue de longue date ne devait pas s’accompagner d’un tel fardeau, mais les événements en ont décidé autrement. Ce nouvel EP est un symbole de résilience et un cadeau offert à tous ceux qui vivent (et vibrent) depuis si longtemps avec la musique de Nits (le feu nous a offert cet album). Les six chansons de Tree House Fire sont peut-être parmi les plus sensibles écrites par le groupe d’Amsterdam et demeureront à jamais posées tout en haut de leur immense production.
Superbe chronique pour des artistes exceptionnels. Merci.
What a fine review this is. Thanks very much for giving my favourite band this kind of praise!