Michel Delville et ses multiples facettes : de The Wrong Object à The Gödel Codex (+ interview)
Off Record
2018
Frédéric Gerchambeau
Michel Delville et ses multiples facettes : de The Wrong Object à The Gödel Codex
Résumé des épisodes précédents oserai-je dire, car Michel Delville et les divers groupes qu’il a fondé ou auxquels il a participé sont comme une bonne série pour moi. Intéressons-nous plus particulièrement à The Wrong Object. Il s’agit déjà d’un vieil objet de chronique pour ma plume toujours enthousiaste à l’idée d’écrire sur ce groupe dont l’excellence n’est plus à démontrer. Et donc, en 2009, à propos de Stories from the Shed, c’est assez vous dire que l’affaire n’est pas nouvelle pour moi, j’écrivais déjà : « Mais qui est donc The Wrong Object ? C’est un groupe liégeois fondé en 2002, composé d’un trio guitare-basse-batterie plutôt rock et d’un duo de cuivres plutôt jazz, et qui ne cache pas une forte influence du côté de Frank Zappa. Toutefois l’écoute attentive de ces Histoires venues de la Grange nous guide aussi vers Soft Machine, King Crimson, John Zorn et même, par moments, Terje Rypdal, Stravinsky ou Bela Bartok. C’est dire si The Wrong Object allie culture autant que brio. » Et j’ajoutais, toujours à propos de Stories From The Shed : « The Wrong Object est un groupe exceptionnellement intelligent et dont la musique est pétrie de subtilité. C’est aussi une formation qui ose carrément. Car Stories From The Shed, premier album studio de ce quintet belge a été enregistré comme au bon vieux temps, en condition de concert et sans ajouts ultérieurs. Oui, il faut de l’audace pour faire ainsi de nos jours, et aussi une sacré dose de confiance dans sa technique. Et pour bien mesurer l’exploit, il suffit de savoir que la plupart des live, même de très grands groupes, sont pas mal refaits en studio. C’est là un secret de Polichinelle. The Wrong Object, lui, refuse, les facilités qu’offrent les technologies d’aujourd’hui, préférant la vérité, ce qui est à saluer. »
En 2013, au sujet d’After the Exhibition, j’écrivais: « The Wrong Object nous revient après cinq longues années de silence avec un nouvel album et autant le dire d’entrée, la formation n’a pas raté son retour, c’est du lourd ! Mais commençons d’abord par les changements de musiciens au sein du groupe, profondément remanié. De la formation originelle seuls sont encore présent Michel Delville à la guitare et Laurent Delchambre à la batterie. Mais les quatre nouveaux venus sont d’un niveau exceptionnel et il n’est dès lors pas étonnant que le nouvel opus The Wrong Object soit d’un niveau tout aussi exceptionnel. En effet, les recrues ne sont rien moins qu’Antoine Guenet, actuel claviériste du légendaire Univers Zéro, Marti Melia, un clarinettiste/saxophoniste totalement surdoué, François Lourtie, un autre saxophoniste surnaturel, et enfin, last but least, Pierre Mottet bassiste extraordinaire et non moins fondateur du Pierre Mottet Quartet. » Et j’ajoutais, toujours au sujet After The Exhibition : « Cet album atteint des sommets ! Le groupe avait déjà souvent cherché ses influences du côté de Frank Zappa. Ici la filiation est plus apparente que jamais. C’est tout à la fois osé, flamboyant, foutraque, réfléchi, passionné, passionnant et parfaitement réussi. Certains parlent même d’After The Exhibition comme d’un « instant classic », c’est vous dire ! «
Nous sommes désormais en 2018, et après 5 nouvelles années de silence discographique, ce n’est non pas un mais deux albums que nous délivre The Wrong Object. Le premier se nomme Zappa Jawaka. Il est presque inutile d’en dire plus, nous avons parfaitement compris de quoi il s’agit. En adorateurs zélés du grand Frank Zappa, les membres de la formation belge ont laissé libre cours à leur adoration. Enfin non, pas exactement, car Zappa n’aurait pas aimé qu’on lui soit fidèle comme à une idole sacrée. The Wrong Object a donc fait ce que Zappa aurait fait par rapport à du Zappa, du respect, de l’inspiration, de la filiation, mais aucune dévotion ou alors avec un brin d’anarchie, d’ironie et d’humour. Tout est quand même sous une profonde influence zappaesque dans cet album, à commencer par son titre, dérivé de Waka/Jawaka, un album de Frank Zappa datant de 1972. Et dans cette même lignée, tous les morceaux de Zappa Jawaka ont été baptisés selon le titre d’un morceau célèbre de Zappa ou selon le titre d’un de ses albums. Quant à la conformité entre ces noms de morceaux ou d’album et ce qu’en a fait The Wrong Object, disons que celle-ci est variable en fonction des cas, n’étant jamais étroite ni vraiment éloignée. Il ne s’agit pas tant d’une plongée directe et franche dans l’univers de Zappa qu’une bouffée d’instants, de souvenirs, d’émotions laissés par sa musique et ancrés à jamais dans l’âme de ceux qui l’ont aimée et l’aime encore. En revanche, ce qui est à la fois constant et remarquable, c’est la qualité musicale archi-top tout au long de l’album, la densité des mélodies, la saveur des arrangements, l’inventivité des sonorités, la rigueur dans le jeu. Zappa aurait adoré !
Le deuxième album s’appelle Into The Herd. Là aussi The Wrong Object s’est lâché, mais dans la liberté totale d’inspiration. Plus aucune influence, on prend ce qui vient à l’esprit et on en fait son beurre à la sauce qu’on veut. Mais de cette recette un peu décousue, le sextet de The Wrong Object en a fait un opus varié, profond et passionnant, en un mot brillantissime. Impossible de vraiment décrire cet album, il part dans toutes les directions, mais toujours avec une intelligence, une finesse et une exigence rare. En fait, cet album est à l’image des neuf simulacres de flambeaux qui sont sur la pochette, à savoir neuf morceaux lumineux d’inspiration et de mise en œuvre, neuf petits chefs-d’œuvre rassemblés pour n’en faire qu’un seul.
Notons qu’en addition à ces deux magnifiques sorties, une troisième s’y ajoutera très bientôt, celle du Oak de The Gödel Codex, à paraître sur le label Off Record en collaboration avec l’avant-gardiste label new-yorkais MoonJune, album auquel ont participé Michel Delville (The Wrong Object, Machine Mass…) à la guitare et Antoine Guenet (Univers Zéro, The Wrong Object…) aux claviers en collaboration cette fois-ci d’Etienne Plumer (Rêve d’Eléphant, Animus Anima…) à la batterie et Christophe Bailleau, artiste vidéaste et producteur de musique électronique, aux samples. Né du projet JazzMeetsElectro Live de 2014, The Gödel Codex est le résultat de cette somme improbable de musiciens expérimentés provenant d’univers différents. Quant à Oak, c’est un pur diamant musical à 10 facettes, 10 morceaux variés, riches et subtils dépassant par leur inventivité la notion de style.
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http://www.micheldelville.com/
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Quelques questions à Michel Delville.
Frédéric Gerchambeau : Vous êtes un homme tellement multiple par vos goûts et vos activités qu’il est difficile de savoir par où commencer. Présentez-vous, racontez-nous.
Michel Deville : J’ai toujours ressenti le besoin de mener différents projets de front. Ca fait maintenant une trentaine d’années que je partage mon temps entre la musique et la littérature, matière que j’enseigne à la Fac depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. J’ai étudié le solfège et la guitare à l’Académie (guitare sèche et répertoire classique) pendant cinq ou six ans. Je me suis acheté ma première guitare électrique à l’âge de seize ans et suis devenu autodidacte dans les domaines et répertoires qui me fascinaient à l’époque et qui continuent de nourrir mon imagination aujourd’hui. Zappa, les groupes de la Scène de Canterbury (Gong, Hatfield and the North, Soft Machine, …) et le Krautrock m’ont séduit d’emblée parce qu’ils incarnent la possibilité de brouiller les pistes entre musique populaire et musique savante et, en particulier le jazz, le rock et la musique dite classique. Quand j’ai appris plus tard que Holger Czukay, le bassiste de Can, avait été l’élève de Stockhausen, et quand j’ai commencé à comprendre l’influence énorme de Debussy et Ravel sur le jeu de McCoy Tyner, j’ai compris que ce rôle de « passeur » de savoir et de savoir-faire musical était au centre des créations les plus importantes et durables de la musique contemporaine. Cette idée ne m’a jamais quitté : The Wrong Object a autant subi l’influence de Stravinsky et de Messiaen que de Miles ou des Radiohead, et c’est très bien comme ça !
FG : Que représente pour vous la musique au sein de cette multitude ?
MD : J’ai longtemps tenu à séparer ma vie de musicien de mes autres projets. Plus récemment, j’ai commencé à écrire des articles et des livres sur les liens entretenus entre la musique, la littérature et les arts visuels. J’ai co-écrit un livre sur Zappa et Beefheart (https://www.saltpublishing.com/products/frank-zappa-captain-beefheart-and-the-secret-history-of-maximalism-9781844710591) et publié une lecture de OK Computer de Radiohead (http://www.editionsdensite.fr/radiohead.html); une autre est à paraître sur Are You Experienced de Jimi Hendrix, dans la foulée de l’hommage réalisé avec Machine Mass l’an dernier (https://thewrongobject.bandcamp.com/album/plays-hendrix). Il faut croire que les trajectoires commencent à se croiser mais je ne pense pas qu’elles se confondront un jour …
FG : Quels ont été les musiciens et/ou les groupes qui vous ont amené à jouer de la guitare ou qui ont été d’une influence décisive ?
MD : Mis à part Hendrix, Zappa, David Torn, Sonny Sharrock (dont on parle tellement peu et qui est pourtant si capital dans l’histoire du jazz) et quelques autres, mes principale sources d’inspiration en matière de solos ne sont pas des guitaristes mais des souffleurs : je pense avoir appris plus de choses sur l’art du solo en écoutant Coltrane, Roland Kirk, Eric Dolphy ou Freddie Hubbard qu’en déchiffrant des plans de gratteux, aussi brillants soient-ils. C’est un exercice que j’ai toujours trouvé profondément ennuyeux et qui peut s’avérer contre-productif, voire même dangereux parce qu’on risque de rester piégé dans la personnalité d’un autre. Quand il s’agit d’un autre instrument, c’est une toute autre affaire, car ça permet de trouver des plans alternatifs, contre-nature, dans la mesure où on est confronté des doigtés, des attaques et des contraintes radicalement différentes. Toutes proportions gardées, c’est un peu ce qu’Olivier Messiaen a fait avec les chants d’oiseaux.
FG : Quels ont été les débuts de votre aventure en tant que guitariste ?
MD : J’ai fondé plusieurs groupes locaux quand j’étais ado et tout jeune adulte, mais il m’a fallu du temps pour trouver des musiciens avec qui pratiquer la musique que j’avais dans la tête à cette époque-là. C’est au tout début des années 2000 que ça a vraiment commencé à démarrer et à tourner. Et puis, il y a eu quelques rencontres déterminantes, dont une collaboration avec Ed Mann (percussioniste de Zappa) à la Zappanale en 2004 et une autre, encore plus décisive, avec Elton Dean (Soft Machine) un an plus tard. C’est cette rencontre qui a initié ma collaboration avec le label MoonJune de Leonardo Pavkovic, pour qui j’ai réalisé une dizaine d’albums.
FG : Ensuite sont venus PaNoPTiCoN, douBt, Machine Mass et The Wrong Objet, groupe qui vient d’ailleurs de sortir deux albums. Parlez-nous de tout ceci.
MD : douBt (avec Alex Maguire et Tony Bianco) a été créé à l’instigation de Leonardo, qui désirait fonder un power trio expérimental dans la ligne du Tony Williams Lifetime. Tony Bianco et moi avons continué à collaborer intensément dans une autre direction, plus electro-jazz, sous le nom de Machine Mass, avec l’apport de boucles électroniques. L’avantage de travailler avec des groupes à géométrie variable est qu’il est assez facile d’y intégrer des guests. Avec The Wrong Object (qui existe depuis 2001), il y a eu Elton Dean, Harry Beckett, Annie Whitehead, Ed Mann, Robin Verheyen, … Avec Machine Mass, Jordi Grognard, Dave Liebman, et Antoine Guenet qui nous a rejoints pour Machine Mass Plays Hendrix. C’est comme une grande famille dont l’arbre généalogique devient de plus en plus grand et de plus en plus complexe. Quant au regretté PaNoPTiCoN de Domenico Solazzo, au-delà de la musique, c’était un vrai réseau qui a contribué à la naissance de nombreux projets. Domenico a mis en rapport des dizaines de musiciens belges qui n’auraient probablement pas eu l’occasion de se fréquenter autrement. Pour ma part, j’ai recruté la moitié du line-up actuel du Wrong Object (qui dure depuis 2009) grâce à Domenico. Comme je sors relativement peu, c’était une aide inespérée.
FG : Vous venez également de sortir Oak avec The Gödel Codex. Racontez-nous.
MD : The Gödel Codex est un projet à part. A première vue, l’electro-pop de Oak a peu de choses en commun avec le prog-jazz pratiqué au sein du Wrong Object ou l’impro-beat de Machine Mass. Il y a des gens qui nous disent que ça fait penser à Radiohead ou à Damon Albarn, et c’est très bien parce que ce sont des artistes que j’apprécie énormément. Mais si on y regarde de plus près, The Gödel Codex y a aussi pas mal d’accents canterburyens et même quelques clins d’oeil à Robert Wyatt, dont j’ai joué la musique avec le collectif Comicoperando (https://youtu.be/tckYZT_lywU), en compagnie de Chris Cutler, Annie Whitehead, John Edwards, Karen Mantler et Dagmar Krause. La boucle est donc bouclée, momentanément.
FG : Comment parvenez-vous à virevolter au sein d’autant de formations souvent très différentes ?
MD : Je dors très peu ! Enfin, plus qu’avant mais tout de même moins que la moyenne. Et puis, au-delà de la diversité des genres, il y a une cohérence au sein des projets qui me permet de me consacrer tantôt à la composition d’œuvres très écrites, comme dans The Wrong Object, tantôt à la recherche sonore, à l’électronique et à l’impro libre, comme c’est le cas au sein de Machine Mass. J’aime beaucoup alterner ces deux façons de faire, que ça soit au sein d’un même groupe ou entre deux projets.
FG : Pouvez-vous nous parler de ce GR09 de chez Roland qui semble avoir tant d’importance dans votre équipement et l’utilisation que vous en faites ?
MD : Le GR09 est un instrument à part entière ou, en tout cas, peut être utilisé comme tel. Pour faire simple, il permet de produire les sons de synthé Roland à la guitare. La plupart du temps, je l’utilise pour altérer ou prolonger le son de mon Ibanez, qu’il soit clean ou disto. En l’utilisant avec parcimonie ça permet de développer un grain particulier qui traverse les autres effets. Mais il m’arrive aussi de muter les micros de la guitare et de laisser le GR09 s’exprimer tout seul sur certains morceaux ou certains passages. C’est le cas, par exemple, sur « The Unbelievable Truth – Part I » (The Wrong Object & Elton Dean), où j’ai reparamétré un son de clarinette en en hommage au son du Lowrey de Mike Ratledge. Ou encore sur le passage en swing de « Big Swifty » sur Zappa Jawaka.
FG : Vous chantez aussi. Racontez-nous.
MD : Le Gödel Codex est mon premier CD au format song based, même si les voix, que ce soit la mienne ou celle d’autres musiciens, occupent de plus en plus de place dans les répertoires d’autres projets. Il y a un peu de chant sur le premier album du Wrong Object publié chez MoonJune en 2005, et les premières démos du Wrong Object (2001) contiennent aussi des morceaux chantés. Saba Tewelde chante sur un morceau de INTI (de Machine Mass), et Antoine Guenet et Susan Clynes interviennent sur l’album After the Exhibition. Sur Zappa Jawaka, nous sommes trois à chanter, Antoine, François Lourtie et moi-même, ensemble ou à tour de rôle ; c’est très amusant à reproduire sur scène.
FG : Parlez-nous de votre manière de composer. Pensez-vous en terme de jazz, de rock, de progression par rapport à ce vous avez déjà fait, en fonction du matériel que vous avez sous la main ou en fonction des musiciens avec lesquels vous allez jouer ? Dites-nous.
MD : Oui, les forces en présence ont un impact sur les styles et les genres développés. Souvent, il s’agit de trouver les bons musiciens pour jouer un répertoire pré-établi. Mais le contraire peut aussi arriver : le jour où on a lancé le projet avec Elton Dean et The Wrong Object, j’ai écrit des morceaux spécialement pour Elton. Et quand Tony Bianco et moi avons accueilli Dave Liebman au sein de Machine Mass, on a procédé de la même manière.
FG : Parlez-nous de cet extraordinaire label qu’est MoonJune Records et de vos relations avec lui.
MD : La collaboration avec MoonJune a démarré avec la sortie de l’album live du Wrong Object avec Elton Dean, qui avait déjà co-signé le tout premier album du label en 2001 et avait poursuivi avec la réincarnation du Soft Machine avec Hugh Hopper, Allan Holdsworth and John Marshall. Depuis lors, MoonJune a produit une centaine d’albums et suscité pas mal de collaborations entre ses musiciens. C’est ainsi que douBt et Machine Mass sont nés, et que j’ai été invité à jouer sur le récent album de Dominique Vantomme, Vegir, en compagnie de Tony Levin et Maxime Lenssens. Là aussi, il s’agit d’une grande famille, et nous sommes tous un peu les filleuls de Leonardo Pavkovic, qui a réussi à faire vivre le label contre vents et marées depuis près de vingt ans.
FG : Et maintenant, quels sont vos projets pour l’avenir ?
MD : Avec trois sorties d’album en moins de trois mois (deux albums du Wrong Object et le premier CD du Gödel Codex), la priorité reste de faire en sorte que cette musique soit jouée en live au cours des prochains mois. Cela dit, je travaille avec Tony Bianco sur le quatrième album de Machine Mass.
Propos recueillis par Frédéric Gerchambeau (Décembre 2018)