Martial Bort – L’Instanté (+ Interview)

L'Instanté
Martial Bort
Mon Slip
2025
Franck Houdy (chronique) & Bruno Barrier (interview)

Martial Bort – L’Instanté

Martial Bort L'Instanté

Martial Bort, guitariste virtuose, après avoir vécu bien des vies musicales (Trio Manège(s), Orpha Project, Christian Olivier, Gauvain Sers, BBH, Théâtre de la Mezzanine), nous livre (enfin !) son premier album joliment intitulé L’Instanté. Belle trouvaille linguistique qui nous invite à ressentir cette musique sans filtre, par les tripes et dans son instantanéité la plus radicale. C’est en trio, accompagné du fidèle Olivier Hestin à la batterie (Trio Manège(s), L’Œil Des Aïeux, Orpha Project, Ténarèze, Cie Feria Musica, ensemble Hepta) et de Tom Caudelle au saxhorn (Big Funk Brass, Saxback, No Slide, Curieux Orchestre), que Martial s’est concocté un vaste espace de liberté récréatif, bien décidé à en profiter en toute camaraderie. Ici ça respire l’improvisation, la créativité et l’émulation jouissive. Entraîné dans une cavalcade ébouriffante, on découvre un jazz foisonnant, jamais cantonné à son périmètre, jouant les bords, les sorties de routes et nous bringuebalant d’une émotion à l’autre comme des enfants impétueux s’égosillant sans retenue. D’emblée ce qui nous saisit à l’ouverture de « Spacemaker » c’est la dimension live du jeu, du son. Les musiciens s’avancent unis dans une même cavalcade. Mieux encore, ils nous convient à être partie prenante de ce film sonore aux accents rock et à l’impétuosité harmonieuse, même si s’amusant de frottements en dissonances. En prise directe, plongé à cœur autant qu’à l’os de cette frénésie, le rythme nous libère la nuque. Ce jazz moderne nous happe comme un bon vieux Black Sabbath et nous ébouriffe jusqu’à l’accalmie. Les présentations sont désormais faites et il est bien clair que ça joue sacrément ! Ce constat posé, on reprend son souffle jusqu’à « Crossing ».

Martial nous y accueille en habit acoustique jusqu’à l’entrée ronde et pleine du saxhorn de Tom Caudelle. Ça tranche. L’ambiance est comme aux antipodes et pourtant une continuité d’empreinte se fait jour. Les compositions se répondent. Les images s’invitent, de toundras en ciels bas. La musique se fait bruitiste et la batterie arrive en pluie inclinant le morceau vers une densité accrue. On ne sait plus ce qu’on écoute. Une bande originale assurément mais inclassable et hypnotique. Avec « De L’Instant » où chacun semble jouer sa partition jusqu’à l’essoufflement, de symétries en éclats de temps modernes, les instruments explosent en tonalités industrielles et claquantes. Le morceau s’étire en tableaux free jazz, contemporain, jazz rock, ambient, il y en a vraiment pour tous les goûts pour qui a su garder son âme aventurière primitive. Et c’est au creux d’une note nappée que l’on aborde « L’Instanté », qui a donné son nom à l’album. Ici tout s’ouvre, se pose, s’apaise. Un arpège de guitare soutient une mélodie cuivrée à souhait, elle-même soulignée par des vagues percussives roulantes et semblant apporter une densité grave à l’ensemble. On se sent comme au centre de la Terre, observateur du spectacle d’une nature vivante, sous-jacente et prête à érupter à tout instant. On entend le souffle, les reprises d’air qui apportent une proximité et donnent chair à l’émotion que suscite ce titre qui se déploie comme une respiration au cœur de cet album.

Martial Bort L'Instanté Band 1

En arrivant à « Bern », on a la sensation d’un déséquilibre soigné et volontaire qui s’édifie en une structure solide contre tout bon sens apparent. Pour moi ce morceau dit beaucoup de Martial Bort, de son approche, de son jeu et de ses influences. Il y a dans sa démarche de composition quelque chose de l’art brut même s’il a appris et connaît la musique. L’expression de celle-ci fait autorité jusqu’à prendre le contrôle. À l’écoute, on se demande parfois si, après tant de travail pour atteindre une virtuosité, il ne se laisserait pas parfois simplement guider par son inspiration, devenant l’humble corps transmetteur consentant, le scribe attentif et dévoué, d’une dictée sonore inspirée ? La symétrie première laisse rapidement place à un dialogue enchevêtré. Ici c’est le rythme qui règne en maître et qui, dans un savant mélange, fait groover une pièce qui, a priori, n’a pas pour vocation première d’enflammer les dancefloors… Et pourtant ! Une guitare acoustique douze cordes aux accents assouplis aborde les rives bluesy d’une « Comptine » atmosphérique et inquiétante à ne pas mettre entre les oreilles des plus petits sous peine de les faire cauchemarder. Comme souvent, le morceau se décompose en plusieurs tableaux et au calme des tréfonds succède une ouverture éruptive qui retombe en coulées de lave de batterie. On clôture cet album avec « Qui Tu Es », titre affirmatif sans point d’interrogation. La musique s’y pose pendant trois bonnes minutes, mélodieuse et limpide jusqu’à repartir en émulations expérimentales. La signature est posée. Quel voyage !

Martial Bort L'Instanté Band 2

L’un des talents de Martial est d’avoir déniché et réuni ses deux acolytes de haute précision et titilleurs de muses. La forme de ce trio est originale et l’union de ces trois personnalités humaines et sonores non seulement fonctionne merveilleusement en studio mais se déploie davantage encore en live. On notera la qualité de captation et de traitement du son incroyable réalisé par Félix Rémy. Chaque instrument est présent, clair et transpire la cohésion et l’attention. C’est un régal pour les oreilles ! Un souhait pour terminer, celui de pouvoir à l’avenir partager bien d’autres voyages au gré des fantaisies de ce guitariste remarquable qu’est Martial Bort, artiste protéiforme au service d’une démarche musicale alchimique, mêlant les notes, malaxant les gammes, alliant les tons, transformant les harmonies pour mieux révéler l’or brut au fond de lui et le laisser s’épanouir jusqu’à nous. On s’impatiente déjà !

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Interview de Martial Bort

Pour un album particulier, il fallait une interview particulière et j’ai donc voulu laisser Martial Bort improviser sur quelques mots afin d’en apprendre un peu plus sur lui.

Bruno Barrier: Chanson française ?

Martial Bort: La chanson française a une place très importante dans mon parcours. C’est la première musique que j’ai écoutée. C’était surtout de la chanson à texte, pour la plupart engagée, qu’écoutait mon père. J’ai été très tôt fan de Renaud, que j’ai suivi une bonne partie de ma vie. C’est le premier concert que j’ai vu, à 5 ans, au Zénith et c’est là que je me suis dit que je ferai de la musique mon métier. J’ai découvert le rock, le jazz, le blues un peu plus tard quand je me suis mis à la guitare vers 6 ans, mais la chanson m’a toujours suivi : au lycée, avec tous les groupes ou chanteurs qui émergeaient dans les années 2000, et se revendiquaient de la scène (Têtes Raides, Mano Solo, Blankass, Noir Désir). Plus tard, quand j’ai commencé à travailler, j’ai accompagné énormément de chanteurs et chanteuses. J’adore ça. Essayer de trouver un espace de jeu intéressant pour m’épanouir, tout en mettant en valeur et en avant le texte. C’est une super école je trouve.

BB: Christian Olivier ?

MB: Christian est un artiste que je suis depuis très longtemps, dans Têtes Raides d’abord puis en solo. Son engagement artistique, sa recherche permanente pour aller ailleurs, son côté punk m’ont toujours accroché. Aujourd’hui, je travaille avec lui sur plusieurs projets, et je l’admire encore plus depuis. Il est inspirant et nous laisse beaucoup de liberté dans notre expression de jeu. Il y a évidemment beaucoup d’artistes qui m’ont influencé mais mes plus grosses influences viennent de quelques personnes avec qui j’ai travaillé. Christian en fait partie. Il a réussi à faire éclater un petit truc en moi qui m’empêchait de me faire complètement confiance et d’oser y aller. Je lui ai fait écouter mes maquettes du projet pour avoir son retour artistique, parce que j’aime bien son écoute et sa manière de penser la musique: pas de frontière de style, juste se poser la question si la musique nous embarque ou pas. Puis il m’a proposé de produire le disque avec son label Mon Slip. Pour moi, sortir un album « jazz contemporain » chez Mon Slip que je suis depuis toujours, c’est un beau condensé de mon parcours je trouve et une preuve de l’ouverture d’esprit de Christian. Lors de l’enregistrement, il a été tout le temps présent, c’était notre oreille objective qui nous apportait le recul dont on manquait quand on avait la tête dans le guidon. Un super directeur artistique.

BB: Instanté ?

MB: L’Instanté c’est ma première réelle création. J’ai participé à de nombreux projets collectifs, où l’écriture et la création étaient partagées. C’est la première fois que je présente uniquement mes compos, que je dirige, et que je « porte » un projet tout seul, en mon nom. Pour moi qui suis au départ plus sideman que leader, qui ai plutôt l’habitude d’accompagner et d’être derrière, c’était un sacré travail sur moi de passer en avant. Je suis très fier de l’avoir fait et très fier du résultat.

BB: Écriture ou impro ?

MB: Pour monter ce répertoire, j’ai beaucoup réfléchi à la musique que j’aimerais jouer et entendre. On m’a dit un jour que j’étais un musicien de l’Instant. Même si j’ai toujours écrit, je crois que l’improvisation est mon terrain de jeu préféré. Sur des projets plus écrits, plus structurés, je me garde toujours un espace de liberté pour ne pas avoir à jouer tout le temps la même chose. Je pense plus à une trame qu’à une partition. Pour L’Instanté, j’ai donc écrit les morceaux de façon à approcher une liberté maximale dans le jeu perso et le jeu de groupe mais où l’écriture reste riche. J’ai essayé de concevoir chaque partie écrite pour que l’on puisse jouer avec, les déstructurer, les tordre pour que tout puisse devenir prétexte au jeu et à la surprise. Je me suis parfois inspiré pour certaines parties du mode d’improvisation que je voulais utiliser. Le morceau « De L’Instant » en est l’exemple le plus marquant, l’idée étant d’avoir toujours l’impression d’improviser dans une partition très écrite, de ne pas hésiter à aller ailleurs si on en a l’envie. Pour l’album, on a dû cadrer un petit peu plus…

BB: Temps ou contretemps ?

MB: Quand tu travailles avec Olivier (Hestin), il n’est plus question de temps ou de contretemps (rires). Olivier est aussi une de mes grosses influences. On travaille ensemble depuis plus de dix ans aujourd’hui, et il a changé ma vision de la musique. Je crois que mon idée de liberté vient en partie de sa façon de penser le rythme et la musique de manière générale. Il est en permanence à la recherche d’une liberté rythmique totale. Au départ, quand on découvre ce genre de jeu, c’est assez déroutant…. L’élasticité du temps, la polyrythmie, ça m’a ouvert un autre monde moins rigide. Aujourd’hui, même s’il nous arrive de nous perdre, on se retrouve toujours… enfin presque 😉

BB: Qui fait quoi ?

MB: Quand j’ai commencé l’écriture de la musique de L’Instanté, je ne me suis mis aucune contrainte d’orchestration. Je me suis retrouvé avec des morceaux très épurés guitare / cuivre, puis un autre avec cinq guitares empilées, puis deux avec du piano (joué par Alex Saada, une autre belle influence). Pour monter l’équipe, il a fallu faire un choix. Le « power » trio m’a semblé être la forme la plus adaptée à ce que je voulais entendre : une musique pleine d’énergie, une musique mouvante, de l’instant. Le trio permet plus de liberté, et laisse plus d’espace à chacun pour fouiner et rechercher. Pour la batterie, Olivier était une évidence. Pour le troisième, j’ai plus recherché un(e) musicien(ne) qu’un instrument. J’ai contacté contrebassiste, violoncelle, saxophone… et j’ai repensé à Tom (Caudelle). Je ne savais plus de quel cuivre il jouait… Le saxhorn que je ne connaissais quasiment pas se marie super bien à la guitare, et m’a ouvert des horizons que je ne soupçonnais pas. Il peut prendre le rôle de basse, ou de mélodie  À la première répétition, j’étais impressionné par notre son de groupe. Tom utilise aussi des effets, on peut créer des ambiances incroyables tous les deux. On ne sait parfois plus qui joue quoi !

BB: Qui tu es ?

MB: C’est le premier morceau que j’ai écrit pour le projet. J’étais un peu bloqué dans mes réflexions « Est-ce que ça sonne comme un tel ? », « C’est quoi comme style ? », « Ça ressemble trop à… ». Je me suis demandé ce qu’il me viendrait sans réfléchir, instinctivement, en oubliant toute barrière stylistique. C’est le premier thème de « Qui Tu Es » qui est arrivé. Il a un côté très pop, qui vient sans aucun doute de mes influences Metheniennes et un côté très ritournelle, chanson. Puis, il y a cette partie transe rythmique qui arrive sur cette explosion finale avec une sorte de solo de guitare barré, plein d’effets. Il résume assez bien tout ce que j’aime jouer. Tom et Olivier ont sublimé le tout, avec leur son et leurs idées. Beaucoup de personnes me parlent de ce morceau.

BB: La scène ?

MB: Le projet s’est construit sur scène. Pour garder la fraîcheur et la spontanéité, j’ai préféré, plutôt que de répéter longtemps, confronter rapidement cette musique aux concerts avec pour consigne de ne pas avoir peur de chercher des choses même si on se perdait un peu dans l’écriture. Nous avons fait une dizaine de dates et nous sommes arrivés en studio en maîtrisant bien l’écriture mais en ayant gardé de la liberté sous le coude. L’album reflète parfaitement l’énergie et le son live du groupe. C’est une sorte de photographie du projet à L’Instant T. Maintenant c’est sur scène que le projet va continuer à grandir, on a encore mille choses à explorer…

 

Propos recueillis par Bruno Barrier (Janvier 2025)

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