Marillion – Marbles : retour sur un concept « billes en tête »
Marillion
Racket Records/Madfish
Que n’a-t-on entendu sur la démarche marketing privilégiée par Marillion pour ce nouvel opus (son premier double album en vingt et une années de carrière), démarche de précommande sur Internet initiée, faut-il le rappeler, avec « Anoraknophonia« , et renouvelée ici. Curieusement, les médias « généralistes » qui s’étaient fait l’écho de l’entreprise en 2001 l’avaient jugée plutôt intéressante et novatrice. Certains d’entre eux ont, sans doute au regard du prix du double CD (de l’ordre de 48 euros, port compris), crié cette fois-ci à l’arnaque. No comment… Au vu de l’objet final, ils ont eu tort sur toute la ligne : la mouture « spéciale souscription » de « Marbles » est en effet un double digibook de 128 pages, emballé dans un coffret luxueux et illustré par une kyrielle de superbes photos en lien direct avec la trame de l’œuvre. Impressionnant ! Certains distributeurs (dont Universal en Angleterre) ayant rechigné devant l’idée de publier un double album, ce fut hélas une version « simple CD » qui fut disponible à la vente dans les bacs des disquaires.
« Anoraknophonia » avait déclenché (comme d’habitude avec le club des cinq serait-on tenté de dire) la controverse dans les rangs progressifs, certains ayatollahs ayant même parlé de trahison ou de désertion. Outre que l’on voit mal pourquoi des musiciens devraient s’enfermer dans un genre donné, c’était bien mal connaître le combo qui, depuis ses débuts, avait en quasi permanence accouché de disques à l’identité stylistique savamment renouvelée (« Clutching At Straws », « Holidays In Eden« , « Radiation« , « Anoraknophonia »). Les successeurs desdits albums ayant toujours constitué pour Marillion l’occasion de se recentrer sur ses « bases », en digérant l’apport des expérimentations faites précédemment. Il n’est donc en rien surprenant que « Marbles » ait renoué avec une veine progressive – voire symphonique dans le cas présent – plus orthodoxe. Ce qu’on ne pouvait prévoir, en revanche, c’était que cette nouvelle œuvre au noir constituerait une des pièces maîtresses de la formation, décidément très à son affaire dès qu’il s’agissait de concept, comme Mark Kelly le faisait du reste remarquer lors de la parution de « Brave » en février 1994.
Les quelques cent minutes de cette magistrale cuvée 2004 (version double CD éditée par Intact/Racket Records) nous offrirent donc du gros calibre, de l’intensité maximale, bref un Marillion au sommet de son inspiration. Des bruitages initiaux du dantesque « The Invisible Man » au dernier accord de « Neverland », l’auditeur se retrouva ainsi submergé par des tsunamis de mélodies imparables, d’orchestrations d’une densité ahurissante et de soli impétueux comme Rothery n’en avait pas été prodigue depuis bien longtemps… Au fil des écoutes, on fut rapidement médusé devant la maîtrise des musiciens et l’ampleur du travail accompli en termes d’arrangements et d’instrumentation ainsi que par la métamorphose de certains éléments constituant l’alchimie « marillionesque ».
Hogarth d’abord. Ce chanteur, considéré bien au-delà des cercles progressifs comme un des meilleurs interprètes de rock tous terrains, se livra, sur cet opus d’un noir d’encre, à de véritables acrobaties vocales sans aucune forme d’artifice sonore. Il suffit d’écouter la manière extraordinaire avec laquelle il mêle chant et cris venus du plus profond de l’âme sur le final de « The Invisible Man » (on y revient) pour s’en convaincre. Rothery ensuite. Non content de se fendre d’envolées lumineuses (« Ocean Cloud »), il multiplia les arabesques inattendues (« The Damage ») et les sonorités suggestives (« Angelina »). Leurs trois compères furent aussi brillants, la complicité les unissant leur permettant toutes les prouesses et les audaces.
Quant à la production, Dave Meegan accoucha enfin du son qu’il mûrissait depuis « Brave », d’une clarté parfaite malgré un véritable déluge de bruitages et une rare complexité orchestrale. On put simplement regretter que la batterie de l’ami Mosley – toujours d’une sèche et énergique précision – soit un peu en retrait, ceci tenant sans doute au fait que la basse de son complice Pete Trewavas fut, elle, enfin mixée comme il se soit. Mais il ne s’agit là que d’un reproche mineur.
Plus généralement, la bande à Steve Hogarth fit preuve d’une inspiration quasiment sans failles. Les mélodies semblaient venir d’une autre planète (« The Invisible Man », « Ocean Cloud », « Angelina »…) et drainaient une mélancolie poignante (« Fantastic Place », « The Only Unforgivable Thing », la tétralogie « Marbles », …). Plus énergiques, « The Damage » ou « Drilling Holes » multipliaient les ambiances psychédéliques, les hommages aux Beatles ou aux Doors. Autant « Anoraknophonia » multipliait à plaisir les breaks teigneux, autant les compositions gravées sur « Marbles » se développaient avec une extraordinaire fluidité, les transitions étant le plus souvent imperceptiblement amenées.
Au final, ce sublime double album possédait toutes les qualités du chef-d’œuvre et représentait, avec « Brave » et « Afraid Of Sunlight« , l’un des piliers d’une sainte trilogie discographique. Chapeau bas !
Bertrand Pourcheron & Philippe Arnaud (9,5/10)
« Marbles » : analyse d’un concept « billes en tête »
« Marbles » est un titre riche de/en sens. Il peut, en effet, signifier le jeu de billes (facile utilisation graphique), le marbre (la matière) mais aussi « devenir cinglé » (« to lose one’s marbles »). Cela résume bien la profondeur et la complexité de cet opus de Marillion (version double), Steve Hogarth y jouant sur toutes les acceptions de ce terme. Comme tout le monde le sait désormais, le treizième méfait discographique commis par le gang d’Aylesbury n’est pas un concept-album au sens où il raconterait une véritable histoire d’un point de vue narratif, mais plutôt un disque « thématique », dans lequel les textes se font écho et s’enrichissent les uns les autres. Il présente par ailleurs bien des analogies avec deux autres œuvres phares du combo, « Misplaced Childhood » et « Brave » : mouvement d’introspection et de crise intérieure, place de l’enfance, impossibilité de communiquer, etc… Le thème récurrent est le décalage qu’un être humain (Steve Hogarth) peut ressentir face au monde. L’analogie est ainsi faite avec la fin de l’enfance et la perte des illusions qui y sont liées (« Childhood’s End » ?) à travers la métaphore filée du jeu de bille.
Les différents chapitres de la tétralogie « Marbles » étaient à l’origine un unique poème qui fut découpé par Dave Meegan. Steve y raconte une anecdote d’enfance : « « Lorsque j’étais gamin, mon meilleur ami et moi passions notre temps à jouer aux billes. A cette époque, elles représentaient tellement plus que de simples jouets : c’était de véritables joyaux, à la fois magiques et mystérieux. Quand nous les lancions avec nos raquettes, elles montaient très haut dans le ciel et nous transportaient dans un monde de rêve, avant de redescendre brusquement sur la terre ferme. D’une certaine manière, leur trajectoire symbolise parfaitement ce qu’a été ma vie ces dernières années. A intervalles réguliers, j’ai atteint des pics d’exaltation extrême avant de sombrer dans des abysses de désespoir. Mes proches ont énormément souffert de cette forme de cyclothymie (…). A force de jouer aux cons avec mon pote, nous avons causé pas mal de dommages aux jardins et aux toitures du voisinage. Lancées avec force, nos « billes de tennis » possédaient en effet une puissance identique à celle des balles tirées par un fusil et c’est du reste un véritable miracle si nous n’avons jamais tué ni blessé personne. Face aux plaintes de plus en plus insistantes des gens du quartier, mon père a fini par me confisquer ma collection de « marbles » et l’a donnée, dans la foulée, à un gamin qui passait par là. Cela a été un choc terrible pour moi : c’est un peu comme si l’on m’avait volé mon enfance en l’espace d’une minute ».
Le premier volet de la tétralogie « Marbles » nous invite ainsi à associer les billes en question au passé comme si le narrateur faisait un retour sur soi, revenait à l’amorce de cette crise existentielle. Il se revoit enfant sans ses billes (« Coincé dans mon lit, il y a un espace dans ma tête là où il y avait des couleurs et du bruit »). Sur « The Invisible Man », H est esseulé, comme coupé du monde (impossible en lisant ce texte de ne pas penser au sublime film « Le Sixième Sens ») : il est devenu un fantôme désespéré et ne peut même plus communiquer avec la femme qu’il aime (« I don’t exist », « You won’t hear », « What can I do ? »). Après ce traumatisme majeur, il se réfugie dans l’introspection, la solitude et le dépassement de soi (« Ocean Cloud » et la traversée en solitaire de l’Atlantique). On trouve là un message majeur : il faut, quoiqu’il advienne, tourner le dos au monde et suivre son propre chemin, seul. Mais, forcément, les choses ne sont pas si simples. La culpabilité (individuelle et collective) rode, notamment sur « The Only Unforgivable Thing » : « The only unforgivable thing laughs as I clean my teeth…follows me across the park (…) Whispers : why did you do this to me ? ». Cette « seule chose impardonnable », mêlant rancune et remords, qui poursuit Steve Hogarth après la perte de ses billes est clairement destructrice.
La schizophrénie s’aventure même dans les parages tant le besoin d’évasion devient fort : « I had this recuring dream I was living an other life in an other country, in an other time ». Privé de l’innocence originelle de l’enfance, H se sent divisé : « I’m scarred of everything I am, I’m scarred of losing what I am ». L’image répétitive du génie que l’on laisse sortir de la bouteille est associée, pour sa part, aux instincts qu’on libère (« Genie »), à la passion amoureuse (« The Damage ») et sûrement aussi aux artifices et enchantements qui permettent de s’oublier, suggérés dans « Angelina » (« la meilleure amie de l’homme solitaire ») ou « Drilling Holes ». C’est dans l’amour que le narrateur se rapproche, en dernier ressort, du paradis perdu : dans « Fantastic Place » où il veut « voir l’île derrière tes yeux fatigués, troublés« . Cet appel à Peter Pan et à son île enchantée trouvera sa réponse à la fin de l’album avec « Neverland », bouleversante déclaration d’amour de Peter Pan à Wendy – et en même temps de H à son enfance : « N’importe quel idiot peut voir ton amour à l’intérieur de moi »… Sublime !
Bertrand Pourcheron & Philippe Arnaud
Remerciements à Steve Hogarth (propos recueillis à Aylesbury en janvier 2004)