Live report Festival de Marne, 38ème édition, du 2 au 18 octobre 2024
2024
Lucas Biela
Live report Festival de Marne, 38ème édition, du 2 au 18 octobre 2024
A l’origine festival de la chanson française, le festival de Marne a élargi sa formule par la suite en accueillant des artistes internationaux. Dès les débuts, l’idée était de donner un coup de pouce aux musiciens qui ne passaient pas à la radio. Les premières parties des concerts proposés permettent ainsi de découvrir depuis quelque temps des talents émergents. Cet automne, le Festival en était à sa 38ème édition, avec pas loin d’une centaine d’événements. Comme il n’est pas possible de les couvrir tous, mon choix s’est porté sur une dizaine d’entre eux, chacun dans un style différent. Ainsi, la route folk de Morjane Ténéré conduit aux labyrinthes orientaux d’André Manoukian. Intimiste ou sombre, les univers d’Elliott Armen et de Sarah McCoy suspendent le temps. Là où Osam surfe sur des sons modernes, la vague d’Oum reste dans la tradition. Avec l’enthousiasme d’un enfant, Chassol nous fait découvrir ses ultrascores. Et quand le rock de Delgres pose ses valises aux Antilles, celui d’Orange Blossom nous emmène au Moyen-Orient. Ces prestations de qualité se sont déroulées dans des salles facilement accessibles par les transports communs, et présentaient une grande scène, une belle acoustique et des éclairages soignés. Tous ces éléments mis bout à bout me laissent une très bonne impression d’un festival aux tonalités diverses.
André Manoukian trio + Dafné Kritharas (1ère partie : Morjane Ténéré) au Théâtre Paul Eluard de Choisy-le-Roi le 2 octobre 2024
Avec Morjane Ténéré, nous voilà immergés dans un univers proche de Marissa Nadler et Buffy Sainte-Marie. Le tableau est sombre mais quelques accords lumineux, à la manière de Ian Anderson dans les moments acoustiques les plus sereins de Jethro Tull, lui donnent des couleurs. La voix alterne entre l’amertume d’une femme qui a expérimenté des moments difficiles dans sa vie, et l’émerveillement d’une petite fille, néanmoins consciente de la fragilité du monde dans lequel elle vit. On pense à Alison Shaw des Cranes dans cette voix de femme-enfant, tandis que le grand écart entre aigus et graves ravive le souvenir d’Happy Rhoades. En voilà des références prestigieuses ! Le registre aigu peut paraître perturbant mais il offre un contraste saisissant entre deux perceptions différentes de la course du monde. On assiste à quelques moments touchants, comme les vocalises attendrissantes de la jeune artiste dans l’hommage à sa grand-mère, ou encore les échos des prières du morceau de clôture. On imagine ces messages d’espoir portés par le vent, afin d’être disséminés au plus grand nombre.
Quand on parle de musique arménienne, on pense au doudouk, au kamantcha et au kanoun. Avec André Manoukian, on est cependant déboussolé devant le piano, le violoncelle et le set de tablas et cymbales. Certes, l’Arménie est au cœur de ses compositions, mais l’ancien juré de Nouvelle Star cherche avec ses partenaires à créer des jeux sans frontières, dans lesquels se croiseraient l’occident de sa formation musicale et l’orient de ses grands-parents. Par ailleurs, autour de quelques anecdotes historiques, et sur le ton de l’humour, le pianiste/compositeur construit son concert comme un cours de musicologie. Cependant, comme le moteur de ses compositions, c’est le mélange des genres, son discours est assez iconoclaste. On apprend ainsi qu’à l’inverse de la musique classique occidentale qui compte deux modes bien séparés, celle arménienne les mélange pour en présenter… 50 ! Vous imaginez donc le casse-tête que c’était pour notre professeur quand il s’est jeté à corps perdu dans le patrimoine culturel de ses ancêtres. De même, c’est le compte des mille et un rythmes que nous présente son tabliste. Sur une musique lugubre, celui-ci nous gratifiera même d’un chant à faire pleurer les angelots. Le piano, à la croisée des sons orientaux et occidentaux, est étourdissant mais aussi fascinant par les échanges entre joie, rythme, et mélancolie. Dans une première pièce jouée en solo, on s’imagine un après-midi d’automne, à regarder par la fenêtre les éclaircies alterner avec la pluie. En revanche, sur cette marche hommage à la grand-mère du fou d’orient, le temps nous apparaît moins variable. Le violoncelliste, puisqu’il faut aussi le mentionner, présente les tourments des romantiques névrosés. En revanche, quand il fait tourner son archet dans son solo, c’est l’orient qui se rappelle à nous avec des images de derviches tourneurs. Notre trio est joint plus tard dans la soirée par la chanteuse Dafné Kritharas. Avec ses allures de Victoire de Samothrace (les ailes en moins, mais la tête et les bras en plus), entre ainsi dans la danse celle dont la voix « fait pleurer les cailloux ». Sur des sons berçant aux images de sac et de ressac d’une mer peu agitée, la belle déroule un chant confidentiel où se croisent espoir et douleur. Mais le plus remarquable, ce sont ces vocalises glaçantes à faire pâlir de jalousie Clare Torry (« The Great Gig In The Sky »). Musique, histoire, humour et émotion étaient donc au rendez-vous de la prestation singulière d’André Manoukian et de ses amis.
Sarah McCoy (1ère partie : Elliott Armen) à La Grange Dimière de Fresnes le 5 octobre 2024
Elliott Armen est le fils de Yann Thiersen. Cependant, le jeune artiste trace son propre chemin. Ainsi, c’est sur des ambiances qui se posent lentement (« Hide The Pain ») ou plus bouillonnantes (« Turbulence ») que sa voix de tête frêle effleure nos sens. Le chant est en effet empreint de douleur et d’une sensibilité à fleur de peau. L’accompagnement instrumental reste minimal, guitare ou piano, car il s’agit de rester dans un écrin choyant. On pense à Westerman pour les références récentes, ou à une version plus secrète de Jimmy Somerville. L’atmosphère est légère, nous voilà sur un petit nuage, et les brumes écossaises auxquelles renvoie le bivouac évoqué par l’artiste nous enveloppent.
Le brouillard va cependant se dissiper avec Sarah McCoy et son trio. En effet, avec son mélange de blues, de soul et de trip hop, le groupe a de quoi surprendre. Initialement euphorique, la musique glisse progressivement vers des atmosphères plus sinistres où règnent le mystère et l’effroi. La reine de la soirée se joue même des chansons gaies en annonçant le morceau « le plus joyeux de la soirée », en réalité une pièce empreinte de mélancolie. Sous des airs enjoués (la présence magnétique et l’expressivité théâtrale de la chanteuse) se cache en fait une âme tourmentée. L’atmosphère glauque est suggérée par le ton grave du piano et la voix troublée. Y participent également les effets produits par le modulateur du bassiste et les grincements des baguettes sur les cymbales. Et que dire des jeux de lumière, enveloppant l’ensemble dans des ambiances mystérieuses. Quand la basse gronde avec effroi, ou quand Sarah scande un texte avec emportement, on croirait le trio tout droit sorti de l’enfer. D’ailleurs, en parlant d’enfer, comment ne pas penser à Diamanda Galás période The Singer quand notre boule d’énergie déclame seule son désespoir au piano. Le concert est fascinant. Non seulement Sarah, par les modulations de sa voix puissante, souffle sur la salle le chaud et le froid (enfin plus souvent le froid), mais en plus, ses comparses nous plongent presque dans l’intrigue d’un film noir aux nombreux rebondissements. Le batteur utilisant un pad électronique à la place des toms produit en effet des sons différents suivant les frappes, de la même manière qu’il crée des atmosphères intrigantes avec son clavier. De son côté, le bassiste forge des ambiances étranges non seulement avec son instrument de prédilection mais également avec un modulateur. Tout est envoûtant dans cette performance : la voix, la musique et les lumières. Il s’agit vraiment d’un des concerts les plus passionnants auxquels il m’ait été donne d’assister.
Oum (1ère partie : Osam) au Théâtre de Chevilly-Larue le 11 octobre 2024
Osam est un homme-orchestre jonglant entre ses doigts (oud, ordinateur et console de mixage), sa bouche (chant), et ses pieds (pédales). On parle de guitar hero pour les virtuoses de la guitare électrique. Dans le cas de notre musicien, on pourrait parler de oud hero. En effet, même si on retrouve des moments décontractés sous ses doigts, c’est surtout sa rapidité d’exécution que l’on retient. Et pour l’accompagner, les boucles électro, hip hop industriel et même métal (!) nous enferment dans un univers angoissant. Les cordes, la voix et le oud nous en libèrent néanmoins. Les violons/violoncelles s’accordent d’ailleurs bien avec le chant plaintif pour nous transporter dans des rêves mélancoliques. Les notes de l’oud font rentrer le soleil dans la pièce sombre. Cette ambivalence entre emprisonnement et libération est… captivante ! Osam nous fait ainsi découvrir un univers de contraires où un vent chaud souffle sur des contrées glacées.
La transition est toute trouvée quand le oudiste de Oum introduit le morceau d’ouverture. Les ambiances sont alors variées, feutrées comme plus rythmées. Les influences sont également diverses puisqu’outre l’Afrique du Nord, on voyage à Cuba et en Amérique du Sud. Qu’elle chante sur le ton de l’exaltation ou de la lamentation, c’est toujours un optimisme contagieux qui se dégage de la voix d’Oum. Signalons quelques temps forts. La chanson cubaine que le bassiste dédie à sa grand-mère est fort émouvante. Ailleurs, ce pas prudent du chat noir (clin d’œil à Anouar Brahem) qui devient progressivement plus assuré nous intrigue. En outre, quelle sérénité dans le mouvement des vagues et les cris de baleine que les cuivres reproduisent dans une chanson hommage à l’océan ! On sourit également à la vue de ces dialogues pleins de camaraderie entre les cuivres, mais aussi entre le bassiste et les karkabous de Oum. Et dans ce rappel a cappella, quel bonheur de voir ces mains frapper à l’unisson autour de la star marocaine. Quand ils ne sont pas dans les solos, les cuivres enveloppent le paysage d’une belle brume méditative. Avec son kit sur mesure (cajon, calebasse, caisses claires, darbuka, conga, tambourin), le percussionniste impressionne par un usage quasi exclusif des mains, même si on verra par moments un balai dans l’une des deux. Cela lui permet de rester dans les tons des pays parcourus, sans modifier à l’excès les pigments. La performance d’Oum et de ses acolytes aura été haute en couleurs.
Chassol (1ère partie : Morgane Imbeaud) à l’Auditorium Jean-Pierre Miquel de Vincennes le 17 octobre 2024
Le 17 octobre, le courroux de Zeus s’abat sur les trains de ma ligne. Méduse vient même en renfort pour les immobiliser de son regard pétrifiant. Privé de mon train, il me faut trouver un trajet alternatif, plus long celui-là. Malheureusement, le temps que j’arrive, Morgane Imbeaud avait déjà fini sa performance, et il ne m’est donc pas possible de vous la conter.
Je commence donc la soirée avec les deux Mathieu, Chassol aux claviers et Edward à la batterie. Ce dernier ne m’est pas inconnu puisque je vous en avais parlé dans ma chronique du dernier Cyril Amourette. Avec Chassol, c’est le concept de musicalité des images qui nous est présenté. Sur les images, les sons et les dialogues de vidéos tournées à divers endroits du globe, c’est en effet une harmonisation musicale qui se développe. Ce procédé me rappelle celui que Spastic Ink (projet de Ron Jarzombek, le guitariste de Watchtower) a utilisé sur le morceau « A Wild Hare ». On part d’abord en Martinique où un rythme léger accompagne le chant des oiseaux. Puis sur les routes sinueuses bordées d’une végétation luxuriante, le rythme s’accélère. C’est cette même sensation de vitesse que l’on retrouve à bord du rollercoaster filmé à Tokyo. Quelques belles surprises émaillent le concert. Ainsi, sur ces images de fillettes tapant dans les mains à l’heure de la récréation, le rythme vient à s’emballer jusqu’à une cavalcade quasi metal ! Quand des basketteurs jouent à l’écran, de nombreux changements de rythmes, avec des accélérations et des ralentissements, miment leurs mouvements. Sur des images de Bénarès, c’est une facette plus sombre de Chassol, mais tout aussi fascinante, que l’on découvre. Ainsi, seul sur scène, ce sont des ambiances noires qu’il tisse en accompagnement sonore des scènes de cérémonie locale. Cela crée un beau contraste avec le carnaval de Fort-de-France auquel il venait d’apporter sa touche avec son compère. Quand parmi ses vidéos, on voit Jean-Michel Basquiat confier qu’il peint comme un enfant dessine, c’est un peu le même état d’esprit qui habite Chassol quand il cherche à mettre en musique ses images : expérimenter avec les yeux d’un enfant. L’autre Mathieu impressionne beaucoup. Sa frappe est certes énergique mais ses membres curieux aiment partir à l’aventure pour nous offrir des bouquets aux couleurs nuancées. Le duo a enflammé la salle : Chassol sera même frappé de voir l’ovation que lui réserve le public. Des applaudissements très certainement mérités pour ce chantre des ultrascores.
Orange Blossom (1ère partie : Delgres) le 18 octobre au centre Jacques Brel de Fontenay-sous-Bois
Delgres font taper du pied et dodeliner de la tête sur des estampes dance-rock, ska, disco-funk et même blues-rock. Et en parlant de blues, c’est lui justement qui ressort du jeu certes sobre mais affirmé du chanteur/guitariste Pascal Danaë. C’est avec surprise que l’on peut néanmoins noter des gouttes délicates perler de son instrument dans les moments les plus rétrospectifs. Ainsi, quand il est question d’océan, ou dans un chant a cappella, c’est la versatilité de son jeu qui saute à nos oreilles. Comment ne pas être alors touché par la douleur et l’emportement qui caractérisent cette voix. Ce sont les mêmes sentiments mêlés qui nous saisissent dans les solos de trompette et de sousaphone. Ce choix du sousaphone au lieu d’une basse, ainsi que les intonations colorées du chant apportent un soupçon de fête. Dans le premier cas, on pense aux fanfares, dans le second, aux orchestres des Antilles. Voilà un groupe qui se moque des frontières et des styles pour apporter un regard plus large et plus profond sur la musique et sur le monde lui-même.
Avec Orange Blossom, on reste dans le rythme mais c’est un vent oriental qui souffle sur les terres foulées. Des motifs orientalisants émanent en effet des rythmiques, du violon et de la voix. Le chant tour à tour lamenté et incantatoire est envoûtant. La guitare diaphane apporte une certaine respiration à l’ensemble. A travers la lumière orangée, on note de beaux clairs-obscurs que l’ami photographe Remi Hostekind aurait très certainement apprécié saisir avec son appareil. Certes le violon et la voix apportent une touche arabisante, mais nos amis aiment brouiller les pistes en introduisant des éléments de salsa et de trip hop. On a même droit au funk psychédélique quand le spectre de Eddie Hazel vient hanter la guitare. Le krautrock a aussi droit de cité dans ce motorik beat enivrant qui se poursuit par un duel fascinant avec le violon gonflé à bloc. On apprécie également ce moment introspectif porté par une musique plus minimaliste quand le batteur frappe le tambour du poing gauche et une des cymbales du bout de la baguette tenue dans son autre main. Avec Delgres et Orange Blossom, c’est une page rythmée et ouverte sur le monde qui conclut un livre riche en rebondissements.
Ainsi, le Festival de Marne, grâce à sa programmation éclectique, m’a permis de passer des soirées riches sur les plans culturel et musical. Ce fut une première pour moi, et je n’hésiterai pas à y retourner à l’avenir.
https://www.facebook.com/festivaldemarne
Crédits photos:
André Manoukian: Victor Delfim
Osam, Oum: Philippe Stisi
Chassol: Mathieu Foucher
Delgres: KoalaPictures Inc