Léon Phal – Stress Killer

Stress Killer
Léon Phal
Heavenly Sweetness
2023
Thierry Folcher

Léon Phal – Stress Killer

Léon Phal Stress Killer

 

Le jazz en fusion, on en parle depuis des décennies, depuis que des gens comme Miles Davis, Wayne Shorter, Jean-Luc Ponty ou encore Herbie Hancock se sont affranchis d’un certain académisme pour vivre l’aventure des unions un peu contre-nature. Le rock ou l’électro n’étaient pas forcément bien vus parmi les inconditionnels d’un jazz où l’intervention humaine ne devait rien à la fée électricité et encore moins électronique. Tout partait des corps pour atterrir dans d’autres corps en passant par des « objets » faits de bois, de métaux et de peaux tendues, point final. Ceci dit, les artifices sonores et autres branchements voltaïques ont vite donné des idées à des compositeurs en mal d’inspiration et qui ont vu là, une chance de vêtir leur musique d’un nouveau costume très seyant. Et le plus beau, c’est que ça a marché du feu de Dieu. Le public a suivi et les artistes s’en sont donné à cœur joie. D’immenses créations ont pu voir le jour et continuent encore aujourd’hui à faire des émules chez des musiciens enfin débarrassés du moindre complexe réducteur. C’est le cas du saxophoniste franco-suisse Léon Phal qui fait partie de cette jeune génération mêlant habilement une tradition jazz classique avec toutes sortes d’influences électro, pop, hip-hop, world et même reggae. Le bien nommé Stress Killer est son troisième album édité chez Heavenly Sweetness, un label français indépendant qui s’ouvre aux sons du monde, sans barrières ni retenue. La maison parfaite pour Léon Phal et son équipe, bien armés pour produire un superbe album gorgé de rythmes, de groove et de fulgurances jazz bien senties. Alors, pourquoi Léon Phal ressort-il du lot ? Pourquoi chroniquer sa musique alors que le vivier mondial regorge de talents et de belles créations artistiques ? La réponse est toute simple, c’est l’écoute et seulement l’écoute qui est capable de valider une partition où le plaisir sans fard vous prend d’assaut et ne vous lâche plus.

Par ailleurs, vous comprendrez aisément qu’il est impossible d’écouter tout ce qui se présente ni même d’effleurer l’essentiel. C’est dire la complexité de la tâche et la difficulté de maîtriser un genre musical très riche et foisonnant. Il faut donc se fier à la presse, aux retours des uns et des autres, aux tendances du moment et surtout prendre la première écoute d’un disque comme un révélateur (ou non) de qualité et de plaisir. Ce que je peux vous dire, c’est qu’avec Stress Killer, les bonnes vibrations sont instantanées, l’écriture est brillante et la variété des ambiances permet de ne jamais s’ennuyer. L’interprétation est juste parfaite et les cinq amis, rencontrés au hasard d’événements du quotidien, forment une équipe soudée, énergique et rapidement en transe sur scène. Le ressenti est même très rock dans les attitudes et dans la façon de lancer chaque morceau de façon franche et directe. La musique de Léon Phal est organique, elle s’adresse autant au corps qu’à l’esprit si bien que l’auditeur, tout comme le spectateur, se laisse vite emporter par les beats et autres cavalcades effrénées. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’au milieu de compositions alambiquées et d’explorations parfois aventureuses, le groupe n’oublie jamais le jazz. Il est toujours là, tapi dans un coin et prêt à surgir à tous moments. C’est cet aspect hybride où l’éducation et le besoin d’émancipation se mélangent qui m’a véritablement séduit. La musique de Stress Killer est très actuelle, peut-être grâce à la production de Hugo Heredia qui a permis de faire évoluer le son vers quelque chose de plus moderne et de moins estampillé jazz. C’est un groupe revigoré qui est sorti des séances d’enregistrement avec l’intime conviction d’avoir accouché d’un truc génial.

Léon Phal Stress Killer Band 1

Stress Killer propose dix titres que l’on peut qualifier de musique de club avec, pour deux d’entre eux, la voix qui s’invite et humanise ce disque étonnant. Il y a tout d’abord, le ghanéen K.O.G. qui orne « Idylla » de ses vocalises rap très urbaines et plutôt bien intégrées dans une partition réglée de façon métronomique par les percussions d’Arthur Alard. Les cassures instrumentales sont, quant à elles, de toute beauté et parfaitement positionnées. Un petit bijou. Ensuite, c’est la chanteuse Lorine Chia qui se balade sur « Something Inside », un reggae/jazz complètement inédit de par sa texture vocale hors du commun. Là aussi, une intervention magique plus que réussie. Deux morceaux chantés au milieu d’une débauche de sons issus en priorité de l’instrumentation jazz traditionnelle malgré un contexte « boîte de nuit » souvent porté sur les artifices. Sur ce disque, le saxophone de Léon Phal et la trompette de Zacharie Ksyk règnent en maîtres et se reposent fréquemment sur un lit de claviers (Gauthier Toux) particulièrement innovant et confortable. C’est ce qu’il se passe d’entrée avec « Vibing In Ay », un premier titre très dansant et cosmique à la fois. Le corps ondule, la tête dodeline pendant que les deux solistes s’invectivent ou s’épousent. Dans la foulée, « Fuck Yeah » (putain ouais !) gagne bien son nom en nous laissant pantois, galvanisés et complètement abasourdis. Le saxo mène la danse, la rythmique s’affole et la sirène alerte un public définitivement conquis. Lorsque je parlais de l’importance de l’écoute, il faut bien reconnaître qu’une telle entame nous sort de toutes réflexions cérébrales pour ne garder qu’un impact physique difficilement contestable.

Pour moi, la partie était déjà gagnée et la découverte de la suite de l’album relevait plus de la curiosité que d’une éventuelle adhésion. Après les banderilles précédentes et la chaleur du chant de K.O.G., c’est la face cool du quintet qui nous est proposée avec « Balanced Action », un superbe morceau sur lequel se distingue l’éclatante trompette de Zacharie Ksyk. De son côté, Léon Phal en bon maître de cérémonie, continue d’abolir les codes en se lançant dans des recherches où la musique se fabrique à l’intuition et se pare de mille trouvailles qu’il faudra, plus tard, mettre en commun pour laisser le miracle s’accomplir. Sur le morceau titre « Stress Killer » par exemple, la mélodie toute simple va occuper les cinq camarades, mais sans jamais les cloisonner ni les restreindre. On le verra, (vers 1mn20) le souffle libérateur trouve toujours une porte de sortie pour s’exprimer. Puis « Bongo 113 » réanime le dance floor, en partie grâce aux percussions d’Arthur Alard et à la contrebasse de Rémi Bouyssière en pleine démonstration de force. Léon Phal n’oublie pas ses gammes et son solo, plein de maîtrise, fait apparaître un musicien qui s’amuse vraiment tout en récitant une leçon bien apprise. C’est le moment choisi pour revenir aux fondamentaux et offrir la revisite de l’incomparable « Naima » de John Coltrane. Ce titre de 1959 retrouve ici le même détachement et la même langueur méditative qu’il possédait à l’origine. Un petit trésor de délicatesse qui arrive à point nommé pour permettre à sa majesté jazz de reprendre de belles couleurs. L’équilibre n’est pas rompu et « Same Human » puis « Clarity » vont achever ce disque avec les mêmes intentions, où les cultures se chevauchent sans jamais s’affronter. Pour moi, les dernières notes en suspension de « Clarity » figurent parmi les plus belles du disque.

Léon Phal Stress Killer Band 2

A l’instar de musiciens comme Laurent Bardainne, Matthew Halsall ou Jason Swinscoe, Léon Phal a fait le pari d’un métissage musical à la fois respectueux des traditions et novateur dans l’âme. Un pari réussi qui honore une scène jazz française plus que jamais au niveau des meilleures créations du moment. Aujourd’hui, les cloisonnements explosent et la musique se réinvente sans cesse. Léon Phal l’a bien compris et ce n’est pas étonnant si Stress Killer a permis à sa vision du jazz de se désengluer d’un conformisme parfois étriqué. En définitive, tous ces jeunes artistes ont beaucoup de choses à dire et nous ne demandons qu’à en profiter.

https://leonphal.com/

 

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