Kali Malone (featuring Stephen O’Malley & Lucy Railton) – Does Spring Hide Its Joy
Ideologic Organ
2023
Jéré Mignon
Kali Malone (featuring Stephen O’Malley & Lucy Railton) – Does Spring Hide Its Joy
Pour toute personne ayant une oreille pendue au rebord du minimalisme, de l’expérimentation et des musiques électro-acoustiques et drone, difficile désormais d’échapper à Kali Malone. Bien que se situant dans un créneau de niche, « intellectuelle » voire pompeuse pour certaines voix, la compositrice américaine, vivant désormais entre la Suède et la France, a cependant acquis une renommée dépassant le simple cadre de musique pour dimanche soir à heure tardive. Ayant pris ses marques avec l’institution de l’INA GRM, durant notamment ses participations au festival Akousma x Présences électronique tout en se liant avec diverses personnalités dont Stephen O’Malley (Sunn O))), Kali Malone peut se targuer d’avoir gagné une visibilité dans le cercle de la musique contemporaine.
Si le travail est exigeant de la part de la compositrice, notamment ses modulations sur orgue (« The Sacrificial Code »), il l’est aussi quant à l’expérience d’écoute procurée. Malone étire les notes, les transforme, les épure et les spatialise avec minutie. Elle les fait siennes en les malaxant sans relâche dans une intuition de l’instant. Le temps et sa perception en deviennent un motif récurrent emmenant ses fresques dans cet ailleurs où la réalité n’a plus de formes distinctes ou de vérité.
Does Spring Hide Its Joy a été pensé, composé et enregistré à Berlin durant le printemps 2020. Une ville, comme bien d’autres, vidée par la pandémie et les confinements à répétition et c’est dans ce cadre que la compositrice, épaulée par Stephen O’Malley à la guitare et la violoncelliste Lucy Railton, a investi l’espace inoccupé du MONOM.
En ressort une partition fleuve de trois heures donnant une présence, une matérialité à une absence aux accents post-apocalyptiques. Nulle question d’une brume surnaturelle engloutissant l’humanité mais d’une bande-son envahissant une surface alors vide de vie. L’angoisse est haptique, sourde et inquiétante, jouant d’une fausse quiétude faisant d’autant plus ressortir ce sentiment de disparition. Le Temps est, de ce fait, suspendu à l’extrême, son ressenti manipulé. Les mouvements d’archets de Railton submergent l’environnement dans une langueur quasi flottante, mettant mal à l’aise, alors que la guitare en contrepoint de O’Malley semble retenir ses attaques normalement asphyxiantes. Un jeu d’équilibriste donc, que Kali, délaissant son instrument de prédilection, modèle, à base d’oscillateurs, imitant ses drones, créant une matière diaphane en variations subtiles donnant l’impression à ces trois pièces de se matérialiser en respiration poétique s’insufflant en profondeur pour disparaître immédiatement. Briser les cadres vitaux de la durée. L’horizontalité plate disparaît. De ce fait, le temps ne coule plus, il jaillit. Forcément monumental, forcément difficile…
Est-ce un album à conseiller ? Oui et non… Oui, pour l’aventure méditative. Non, pour son radicalisme contextualisé (trois pistes d’une heure quand-même). Does Spring Hide Its Joy est une expérience demandant réception, acceptation et immersion, pouvant jusqu’à déformer sons environnants et perception d’un temps horizontal. Forcément impressionnant, Does Spring Hide Its Joy est une parenthèse (pas si éloigné des travaux de La Monte Young) absolue avant de revenir aux vivants dans la vie.
« Pour vivre il faut toujours trahir des fantômes… »
PS : On aura une préférence pour l’acquisition de l’objet CD. L’onéreux triple vinyle cassant sans cesse l’immersion que demande une telle œuvre (tout en amputant 1/3 de la durée…)