Jethro Tull – Live – Bursting Out
Chrysalis
1978
Thierry Folcher
Jethro Tull – Live – Bursting Out
Le légendaire Live – Bursting Out de Jethro Tull vient de passer à la moulinette Steven Wilson et comme à chaque fois en pareil cas, on ne peut que s’interroger sur l’utilité d’une telle opération. Renaissance artistique ou simple consumérisme ? Un peu des deux, je crois. Question densité, la version originale de 1978 a complètement explosé. Rendez-vous compte ! Dans l’édition remixée la plus complète (The Inflated Edition 3CD+3DVD), on est passé de quinze morceaux à vingt-et-un, plus huit titres en Soundcheck Recordings, ainsi que le fameux concert enregistré au Madison Square Garden en octobre 1978. Autant vous dire que les ultra-fans et les compilateurs compulsifs sont aux anges. Pour ma part, j’ai seulement fait l’acquisition du double CD de vingt-et-un titres et c’est déjà très bien. Je crois même qu’il s’agit là de l’essentiel (d’autant plus que je ne possédais pas la version remastérisée et augmentée de 2004). Alors, c’est vrai qu’au niveau du son, on constate un travail de polissage assez impressionnant. Néanmoins, je reste persuadé que rien ne remplacera le double album de 1978, celui que l’on a usé des semaines durant et avec lequel on ne pourra jamais faire de comparaison objective, tellement il fut le témoin d’une époque et le compagnon de certains moments de la vie. Le plus alléchant des emballages et la propreté presque gênante de la musique remastérisée ne pourront jamais rivaliser avec ça. Le principal intérêt de ces nouveaux pressages, car il existe, est l’ajout de nouveaux morceaux du concert, jusque-là laissés de côté pour d’évidentes raisons de place sur les vinyles. Par ailleurs, et avant de revenir plus en détail sur le contenu, il est peut-être important de signaler que Live-Bursting Out est pour l’instant le seul véritable live de la série The Steven Wilson Remixes, une première qui méritait bien ces quelques lignes.
Nous sommes donc en 1978 et Jethro Tull achève sa plus belle décennie avec ce tout premier album live de sa carrière. Il fait suite à Songs From The Wood (1977) et Heavy Horses (1978), deux perles folk rock qui figurent parmi les disques les plus acclamés du groupe de Blackpool. Et pourtant, malgré un évident apaisement folk en studio, Live-Bursting Out est plein de tonus et bourré de caractère. Il n’y a qu’à penser au titre et regarder la pochette (très Live and Dangerous de Thin Lizzy) pour s’en convaincre. À l’instar de Phil Lynott, Ian Anderson est à genou devant l’auditoire dans une sorte de transe qui n’évoque en rien une réunion autour d’un feu de camp. C’était le propre des grands live progressifs de l’époque qui privilégiaient l’énergie, même pour les morceaux les plus calmes (le superbe A Live Record de Camel sorti la même année propose, lui aussi, une musique beaucoup plus mordante que celle des albums studio). Live-Bursting Out a été enregistré entre mai et juin 1978, en Allemagne et en Suisse, lors de la tournée promotionnelle de Heavy Horses. Après la présentation du concert par Claude Nobs (le fondateur du festival de jazz de Montreux), ça démarre à vive allure avec un « No Lullaby » bien chaud, enchaîné au vieux « Sweet Dream » tout aussi ardent et parfaitement lié pour offrir une excellente intro live. L’impression de puissance domine et la maîtrise scénique ne fait aucun doute, à tel point qu’on se demande pourquoi Jethro Tull a attendu si longtemps avant de proposer un disque en public.
Malgré mes réserves sentimentales du début, je suis le premier à plébisciter les prouesses techniques de Steven Wilson. Le résultat est d’une impressionnante clarté et les échanges entre Ian Anderson et le public sont d’une proximité rarement entendue. On a l’impression d’y être et que le concert est tout récent. Cependant, le grand mérite en revient aux musiciens et à leur capacité à maintenir la pression tout au long du show. Ce sont eux qui arrivent à jouer les trois morceaux suivants, réputés plus calmes, avec la même intensité qu’au début. « Skating Away (On The Thin Ice Of The New Day) », « Jack-In-The-Green » et « One Brown Mouse » sont imprégnés d’un sacré dynamisme et vont servir de tremplin idéal aux dix minutes de « Heavy Horses », le grand absent du premier pressage. Ce morceau symbole est un véritable cadeau sur lequel tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance. Titre prog par excellence, parfaitement exécuté et premier gros pavé de ce concert qui plongera peu après dans l’extraordinaire show de Maître Anderson (« Flute Solo Improvisation »). Extraordinaire oui, car l’image du groupe et sa popularité sont indissociables des acrobatiques démonstrations du génial flûtiste chanteur. Sa façon d’appréhender la flûte en a choqué plus d’un, mais c’était, à coup sûr, le seul moyen pour la faire sonner rock. Je me rappelle qu’à l’époque on s’émerveillait facilement et les discussions concernant Jethro Tull revenaient inlassablement autour de ce grand échalas qui, sur une jambe, martyrisait son instrument et le répertoire classique. Le CD 1 s’achève par un court passage chez « Living In The Past » puis avec un « Songs From The Wood » fiévreux, rallongé et bien plus intéressant que sur l’enregistrement original.
Le deuxième CD sera tout aussi remuant avec, pour commencer, un résumé de 13 minutes de « Thick As A Brick » part 1. Un bel hommage rendu à l’album éponyme, considéré comme un des plus grands du rock progressif, toutes périodes confondues. Sur scène, cette musique alambiquée passe comme une lettre à la poste et renforce même l’excellence de l’écriture. C’est, à mon sens, le bon moment pour citer tous les musiciens, tellement cette partition les met en valeur. Tout d’abord, les claviers de John Evan et de David Palmer, puis la basse de John Glascock, la batterie de Barriemore Barlow et enfin la guitare du dévoué Martin Barre, contrepoids idéal à la flûte de Ian Anderson. Suivent les robustes interprétations de « Hunting Girl » et de « Too Old To Rock’n’Roll : Too Young To Die », ainsi que la fantaisie de « Conundrum », une énigme instrumentale signée par la paire Barlow/Barre. Viennent ensuite « Minstrel In The Gallery » et « Cross-Eyed Mary », deux témoignages tirés d’albums majeurs avec, pour le premier, une transposition scénique absolument remarquable. Martin Barre y imprègne une cadence infernale, presque hard, et sur le second, c’est Ian Anderson qui reprend la musique à son compte avec cette même virulence contagieuse. Ça décoiffe, croyez-moi. Le court instrumental « Quatrain », signé Martin Barre, sert d’intro à « Aqualung » et à sa dramatique histoire. Vraiment poignant à écouter en live et grosse claque acoustique à se passer à fond sur du bon matos. Un régal ! Le spectacle se termine avec l’indémodable « Locomotive Breath » et son shuffle entraînant. Ian chante : « No way slow down… » (Pas question de ralentir…) et pourtant il le faudra bien. Cela fait un bon moment que les hostilités ont commencé et ce n’est pas le royal « The Dambusters March » plus quelques résidus d’« Aqualung » qui vont changer la donne et éviter la fin du spectacle. Tant pis et merci, ce fut grandiose.
Malgré sa fabrication en forme de résumé de carrière et ses captations sur différentes scènes européennes, Live – Bursting Out est un excellent album live, cohérent et super bien monté, à tel point qu’on a l’impression d’assister au même show du début à la fin. Dans sa version 2024, le remix de Steven Wilson en fait un document ultime, propre à satisfaire toutes les oreilles ouvertes à ce rock progressif unique en son genre. La technologie va encore évoluer, mais je pense qu’on peut (qu’on doit ?) en rester là. En aucune façon, un nouveau traitement serait utile et judicieux. Il ne faut pas rompre le lien avec les méthodes et les sons du passé qui allaient de pair avec la musique de l’époque. En écoutant le Jethro Tull des seventies, je souhaite toujours pouvoir retrouver ces images anciennes, celles qui ont illuminé mon adolescence et qui me poursuivent encore.