Jessica Pratt – Here In The Pitch
City Slang
2024
Thierry Folcher
Jessica Pratt – Here In The Pitch
Vingt-sept minutes et seize secondes, c’est peu pour un album, mais vingt-sept minutes et seize secondes de pur bonheur, c’est inestimable. Avec Here In The Pitch de Jessica Pratt, c’est le tarif habituel et on l’accepte sans rechigner. Bis repetita placent, il faut profiter des choses que l’on aime et ne pas hésiter à revivre les mêmes moments de grâce que Quiet Signs nous avait proposés en 2019. Là aussi, ce n’était que vingt-sept minutes de musique, mais à aucun moment, on n’avait crié au scandale. Here In The Pitch est le quatrième album de cette étrange californienne qui s’est rapidement imposée par une interprétation complètement marginale de ses chansons. Au-delà de l’aspect vocal et du son céleste vraiment originaux, je vous invite à retourner en 2015 et à écouter « Jacquelyn In The Blackground » pour mieux comprendre sa façon de fonctionner. Vers la fin de ce titre, sa guitare se désaccorde et la voix en fait de même avant que tout ne reprenne sa place de façon correcte jusqu’à la fin. Accident ? Bien sûr que non. Juste le besoin de surprendre et ne pas s’installer dans la routine. Et tout ça en douceur, sans heurts ni malice. Jessica Pratt, ange ou démon ? Un peu des deux, je crois. Lorsque j’avais chroniqué Quiet Signs, je pensais qu’elle ne pourrait (devrait ?) pas refaire le même disque, car pour moi, il représentait un moment à part, une expérience unique qui ne demandait pas de prolongement. Eh bien, je me trompais lourdement. Non seulement, Here In The Pitch reprend les mêmes ingrédients, mais il les surpasse avec une dramaturgie encore plus appuyée et une sonorité bien supérieure en richesse et en trouvailles.
Tout compte fait, je ne vais pas me plaindre de retrouver cette voix de gamine et cette réverbération si particulière, capables de me projeter au pays des rêves en un clin d’œil. Et je pense que j’aurais été déçu que Jessica passe à autre chose, car pour tout vous dire, c’est comme ça que je l’aime. Here In The Pitch nous installe donc ici, dans la dure réalité terrestre. Jessica affirme même vouloir quitter le monde en flottaison de Quiet Signs pour se consacrer à des préoccupations plus terre à terre. Le problème, c’est que la musique ne s’y prête pas beaucoup. Au contraire, elle fait tout pour nous enivrer et nous sortir des pesanteurs actuelles. Seules les paroles vont un peu dans ce sens, même si les tournures poétiques font preuve de liberté et d’imaginaire. Sur la chanson « Life Is » qui ouvre l’album, Jessica parle effectivement d’une vie blessée (la sienne ?), mais avec tellement de délicatesse qu’il est difficile de compatir. Moi, c’est la musique qui m’a accaparée et rien d’autre. Cela commence par une intro du style « Be My Baby » des Ronettes, histoire de nous envoyer direct vers ces années lointaines que Jessica semble tant apprécier. Quand j’ai appris qu’elle était fan de Scott Walker, Nina Simone et Marianne Faithfull, tout s’est éclairé d’un coup. Et si l’on rajoute à cela des groupes comme Can ou The Durutti Column, comme autre source d’inspiration, j’ai bien vite cerné sa façon de fonctionner.
« Life Is » est une super chanson sur laquelle Jessica ondule avec les mots et se laisse envahir par une langueur communicative. Ses propres backings sont tout simplement divins et les musiciens suivent allègrement le rythme avec cette même volonté de nous émouvoir. La batterie d’Alex Goldberg et une armée de mellotron (Al Carlson, Matt McDermott, Peter Mudge) vont s’employer à mettre des ornementations dignes d’un orchestre des étoiles. Mais côté musique et arrangements, « Better Hate » va encore surpasser ces premières impressions. Sur ce second titre, ce sont les percussions de Mauro Refosco qui recréent cette fameuse bossa qui traverse régulièrement les albums de Jessica. La musique devient charnelle et toujours aussi accueillante même si son auteure semble vouloir y régler quelques comptes. De quelle infamie parle-t-elle ? On ne le saura pas, mais il est certain que de mettre autant de luxuriance dans la musique nous fera revenir l’écouter très souvent sans trop se poser de questions. Tout est parfait sur cette chanson sortie de je ne sais quel esprit angélique où s’entrechoquent des images d’hier et d’aujourd’hui. La voix, les backings, le sax bariton d’Al Carson et le rythme envoûtant sont parmi les éléments les plus remarquables de cette belle réussite. Croyez-moi, je n’en fais pas trop, car je me connais assez pour savoir dans quel niveau de bien-être je me trouve et avec quelle frénésie je reviens vers ce disque vraiment à part.
Les cinq titres de la première face du vinyle sont assez proches de ceux de Quiet Signs, mais les quatre de la seconde marquent une légère progression nous rappelant que cinq années sont passées par là et que Jessica à su évoluer, mais sans trop se trahir. Sur la face A, la bossa est encore à l’honneur avec « Get Your Head Out » et « By Hook Or By Crook », deux beaux exemples de partitions gorgées de soleil et de détachement propres à cette musique du corps et de l’âme. Toute résistance est vaine et les paroles sont suffisamment ouvertes pour ne pas heurter l’écoute et laisser les notes nous envelopper doucement. Le fantôme d’Astrud Gilberto vient nous hanter et Michaël Franks remet son plus beau costume lors de ces périples exotiques vers Rio de Janeiro. Des plaisirs simples et bien connus, mais que Jessica a su mettre à sa portée de façon remarquable. Je ne voudrais pas zapper non plus « World In A String » et ses subtils arrangements de synthé venant compléter une ligne mélodique toute simple, mais d’une rare efficacité. C’est donc la face B qui interpelle un peu plus avec tout d’abord « Nowhere It Was » et sa drum machine qui égrène un rythme insolite, plus ornemental que véritable tempo. L’atmosphère est quasi religieuse et bien loin du sable de Copacabana, mais là aussi, Jessica s’en sort très bien avec sa guitare métronomique et ses vocalises envoûtantes. Ensuite, « Empire Never Know » et le court instrumental « Glances » continueront dans cet aspect recueilli, assez différent des moments colorés du début. Une autre facette de cette artiste plus protéiforme qu’il n’y paraît. Here In The Pitch se termine avec « The Last Year », une chanson bilan à la construction classique, mais finalement, plutôt originale à la façon Jessica Pratt.
Nos réactions face à n’importe quelle représentation artistique sont le plus souvent personnelles. Mis à part quelques lignes par-ci par-là, je n’ai quasiment rien lu d’influençable sur Jessica Pratt. Le fait de ressentir autant d’attrait pour sa musique n’appartient qu’à moi et je ne saurais dire si le partage de cette chronique fera naître quelques adeptes. Une chose est certaine, le besoin d’en parler fut pour moi une évidence, tellement j’ai été conquis par ces neuf petits moments d’intense plaisir. Here In The Pitch a définitivement consacré une chanteuse atypique dont la voix peut tout aussi bien fasciner qu’irriter et fait franchir un palier important à sa carrière. Il ne reste plus qu’à espérer que le public soit au rendez-vous et se présente nombreux lors de sa tournée mondiale qui passe par Paris début juin. Pour finir, je reviendrai juste sur mes propos du début, car vingt-sept minutes et seize secondes de Jessica Pratt, c’est vraiment trop peu.