Jacco Gardner – Somnium
Full Time Hobby
2018
Thierry Folcher
Jacco Gardner – Somnium
Décidément, Jacco Gardner s’est trompé d’époque. Que ce soit sa musique ou son inspiration, elles viennent tout droit des explorations d’un voyageur temporel. Ce jeune batave surdoué (il est né en 1988) a construit son œuvre sur des repères très éloignés de ceux du 21ème siècle. Son premier album, Cabinet Of Curiosities, sorti en 2013, nous a immédiatement fait penser au Floyd des sixties, tellement la voix et le phrasé de Jacco rappellent Syd Barrett. Côté musique, on retrouve avec nostalgie toute la démesure et la richesse de la scène psychédélique de l’époque. L’album a rencontré un joli succès donnant à son auteur la lourde responsabilité de faire aussi bien (sinon mieux) avec le suivant. Hypnophobia paraît en mai 2015 et force est de constater que Jacco est allé encore plus loin. Plus loin dans le temps (les seventies) et plus loin dans la création. Désormais la voix est moins présente et la musique nous amène du côté de Can, de Neu et le plus souvent vers Brian Eno. Si on devait donner des références plus récentes, c’est immédiatement le Syd Matters de Jonathan Morali (mais que devient-il ?) qui me vient à l’esprit ou bien l’album Rome de Danger Mouse et Daniele Luppi. De bien belles références mais uniquement pour situer le personnage car Jacco Gardner produit une musique personnelle, attachante et d’une richesse mélodique étonnante. Le troisième acte, sorti en novembre 2018, s’appelle Somnium et va propulser le jeune hollandais encore plus loin.
Somnium ne ressemble ni à Cabinet Of Curiosities, ni à Hypnophobia et pourtant il en est la suite logique. « All Cover » le dernier titre de Hypnophobia était instrumental comme pour annoncer le parti pris sans vocaux de ce nouvel album. Il fallait oser quand même, se priver d’une identité aussi marquée et repartir à l’aventure, quitte à décevoir et interroger. Un risque totalement assumé par l’artiste qui s’est enfermé dans son studio de Lisbonne pour s’envoler vers les étoiles. En effet, Somnium est un album cosmique inspiré par le roman du même nom écrit en 1608 par Johannes Kepler, un des pionniers de la SF. Jacco Gardner nous parle d’un voyage spirituel où la voix ne s’imposait pas et pouvait même faire barrage à la rêverie et à l’élévation mentale. Il a lui-même enregistré l’album entre le Portugal et la Hollande et joue de tous les instruments à l’exception des percussions. La masterisation revient à Simon Heyworth collaborateur entre autre de Tangerine Dream, Eno et Mike Oldfield (tiens, tiens !). A l’écoute de Somnium, on repart vers des pistes où les synthétiseurs analogiques des plus grands ont laissé des souvenirs incomparables donnant aux plus anciens un beau retour aux sources et aux plus jeunes la possibilité d’emprunter à leur tour ces chemins merveilleux. Jacco Gardner nous dit : « le passé m’a toujours semblé très vivant et tellement mystérieux que je dois en conclure que le présent et l’avenir ne sont probablement pas différents ». Une bonne formule capable de réunir toutes les générations.
Jacco Gardner nous demande de consommer son album d’un trait, en entier, histoire de s’envoler ensemble vers l’immensité céleste et de se libérer du carcan terrestre. On ne va pas le contredire, surtout par les temps qui courent. Alors, allons-y ! Nous voilà en bonne compagnie au milieu de ces claviers aériens, de cette basse ronflante et de ces arpèges de guitare d’un autre temps. L’album débute avec « Rising », une élévation vers le cosmos au son de claviers bien connus chez les maîtres teutons des années 70. Ce voyage musical, on l’a déjà fait maintes fois mais il y a en plus un vent de fraîcheur revigorant dû certainement au traitement mélodique à la Oldfield (mais sans plagiat) de « Volva » le titre suivant. Et puis on passe à « Langrangian Point » un long solo de synthé tout en douceur et d’une richesse émotive étonnante. On va croiser du monde sur cet album, à l’image du sautillant « Levania » ressemblant à la rencontre improbable de la guitare d’Al Di Meola et des claviers de Tim Blake, mais aussi de « Eclipse » qui nous envoie vers les contrées psychédéliques de la planète Gong. Ensuite direction les années 80 avec « Utopos » sur les traces d’OMD ou de China Crisis. Je le répète, toutes ces références ne sont citées que pour vous donner une idée de l’univers de Jacco Gardner qui reste avant tout un extraordinaire alchimiste musical. Des ingrédients, il y en a plein dans « Rain », avec ses boucles répétitives semblables à la pluie qui tombe, ses arpèges de guitare en forme de mantra entêtant et ses effets de lointain voyage dans l’espace. Des boucles, il y en aura encore façon Tangerine Dream, « Privolva », ou façon Klaus Schulze, « Pale Blue Dot ». Enfin un dernier mot sur « Somnium », le titre qui termine l’album et qui fait la part belle à la facette cinématographique de Jacco Gardner.
De l’aveu même de son auteur, Somnium est un hommage à l’album (au LP ou au 33Tours, si vous préférez) qui donne sa pleine mesure en écoute complète et pas seulement petits bouts par petits bouts. C’est surprenant de la part d’un jeune homme de 30 ans, vivant dans une grande capitale européenne, de se démarquer ainsi de la consommation kleenex de la musique actuelle. Ce genre de propos, nous l’avions il y a quelques décennies en arrière, et ça fait plaisir de voir que parmi la nouvelle génération, certains jeunes artistes y adhèrent encore. Somnium est-il en retard ou en avance ? Difficile de répondre. Une chose est sûre, c’est qu’il y a 45 ans Jacco Gardner serait devenu une icône de la musique électro/pop et aurait amené un large public dans ses évasions cosmiques. Ce sera, à mon sens, un peu plus marginalisé aujourd’hui.