Elina Duni Quartet – Dallëndyshe
Elina Duni Quartet
ECM
Manfred Eicher a toujours été un découvreur de talents et de nouveaux sons et, depuis 1969, son label ECM (C pour Contemporary !) a repoussé très loin les frontières du jazz. Au point de parfois s’en éloigner ou, peut-être, d’en faire pousser de nouvelles branches que l’on pourrait rassembler sous la formule « jazz atmosphérique », tant pour le style que les sonorités. Sans oublier les prise de son et production-maison reconnaissables entre toutes, à la fois précises, claires et réverbérées, véritable signature du label (y compris pour ses détracteurs qui rejettent ce flirt avec l’ambient et le classique et préfèrent un son plus chaud ou plus live, plus proche du jazz « vivant » historique). Pour le son et l’ouverture au monde entier, sans pour autant pouvoir parler de World music, cette démarche n’est pas nouvelle. Depuis les tablas de Trilok Gurtu, le berimbau de Nana Vasconcelos, le violon de Shankar ou le oud d’Anouar Brahem*, ECM a introduit et systématisé dans son « jazz au sens large » une palette d’instruments qui y étaient rares, voire inexistants. Exotiques tels ceux déjà cités, ou encore ancrés dans une certaine « tradition occidentale » (la clarinette basse de John Surman, le violoncelle de David Darling ou la douze-cordes de Ralph Towner). Depuis quelques années, ECM s’ouvre aussi à des voix nouvelles, le plus souvent féminines (cas le plus courant en jazz vocal), et pour autant insolites à nos oreilles. Scandinaves (Agnes Buen Garnas avec Jan Garbarek en 1989, Sidsel Endresen, ou plus récemment Lena Willemark), mais aussi d’origine méditerranéenne ou en tout cas, toujours atypiques (on pense à Norma Winstone ou Susanne Abbuehl, inimitables dans leur singularité comme pour les vocalises aériennes de la première).
(*) A noter une excellente chronique sur C&O de Souvenance, son dernier (et double…) album.
L’une des dernières productions ECM nous offre une voix et une langue tout aussi singulières voire inédites, celle d’Elina Duni et son quartet. Leur album « Dallëndyshe » est leur second chez ECM, mais ils avaient déjà commis deux autres albums sur d’autres labels, et l’on sent que la communion est totale entre ses membres. Ici, le trio piano + basse + batterie est le plus classique qui soit en jazz – et a priori le moins apte à surprendre et nous faire voyager. Et pourtant, le miracle a lieu ! Car la voix, la langue (inconnue mais magnifique) et les harmonies étranges nous transportent à elles seules dans un autre univers aux marges du jazz et du folklore, en même temps que sur l’une des rives les moins fréquentées de la Méditerranée : l’Albanie. Elina Duni est en effet albanaise, mais vit en Suisse. Et avec son trio, elle nous transporte avec grâce vers cet ailleurs non identifié (car qui parle albanais ou est seulement apte à l’identifier… hormis un Albanais ?), sans pour cela avoir besoin de l’appui du moindre instrument ethnique ou exotique ; les mélopées et la voix y suffisent.
Récemment, ECM nous avait déjà accès à « une autre » Méditerranée que celle d’Anouar Brahem, avec Cyminology, menée par Cymin Samawatie (Iranienne vivant en Allemagne). « Phoenix », leur dernier album, est tout aussi magique avec un trio jazz lui aussi standard, juste appuyé sur certains titres par l’alto (viola) d’un Martin Stegner issu de l’univers du classique. Et, avec les mêmes moyens, ces deux formations parviennent au même résultat ou disons à créer la même ambiance singulière : dépaysement inédit et sensibilité à fleur de peau.
Pour en revenir à « Dallëndyshe », on perçoit bien un parfum, balkanique-mais-pas-tout-à-fait, peut-être turc, alors, pour l’orthographe et cette typo si singulière, ponctuée de ë ? On n’en est pas très loin, la bonne réponse étant plus ou moins entre les deux. Ça n’en reste pas moins du jazz, malgré la tonalité souvent élégiaque de textes parlant d’amours perdues ou déchirées ; et d’exils, bien sûr (exil : ceux qui s’en vont… mais aussi ceux ou celles qui restent à attendre ou espérer un retour…) On n’en comprendra pas les paroles à l’écoute (une chance : le livret en donne les clés aux anglicistes), mais la musique la remplace et l’on compatit, ébloui, conquis par cette nostalgie et cette tristesse infinie qui suintent dans chaque inflexion vocale. Une sorte de saudade ou de fado dans l’esprit (proche de celui de Madredeus ?), mais revisité et venu d’une autre rive et d’une autre mer, celui-là.
Ballades et complaintes élégiaques proches du lamento intemporel, tragédies de la perte (celle d’un être ou d’un pays aimé) sont des sentiments universels qui, ici, nous parlent par leur seule intonation. Quelques passages ou airs issus en droite ligne du folklore albanais (et de même les mélismes orientalisants sur « Sitë ») sont des rayons de soleil soufflant et éloignant les brumes de la mélancolie, tandis que d’autres intros ou soli menés par les instruments accélèrent ici et là le tempo (le lancinant « Bukuroshe ») ou pourront rappeler un certain jazz, plus connu aux oreilles des fans du label. Jazz, alors ? Oui, mais toujours « non standard », c’est-à-dire « contemporary », donc ECM et aux antipodes du be-bop ou du post be-bop. Assez proche, au final, de ce jazz (ou non-jazz ?) semi-improvisé qu’a toujours délivré par exemple un Keith Jarrett avec l’un ou l’autre de ses trios. A noter sur « Taksirat » une batterie solo très « ethnique », presque nord-africain. Ou sur « Nënë Moj », un furieux rythme d’intro digne de Bartok (Hongrie et Balkans ; est-ce si étonnant ?). En bref, et même si l’élégie domine sur cet album, la palette est large, tant rythmique que pour le tempo.
Label « non-standard » du jazz (ou label tout court, sans étiquette exclusive), ECM nous prouve donc à nouveau sa volonté d’ouverture et de mise en lumière de zones d’ombres encore cachées. Et nous montre à la fois qu’il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin un exotisme qui touche juste et vise en plein cœur, sans esbroufe ni tambours ni trompettes, alors même qu’il nous attendait presque à nos portes, sur un rivage oublié de notre Méditerranée. Venant après d’autres découvertes qui ont renouvelé ces dernières années l’univers parfois très formaté du jazz vocal (notamment la fabuleuse et éclectique Youn Sun Nah sur ACT, autre label allemand innovant), Elina Duni est une grande voix avec qui il va désormais falloir compter. Magnifiquement accompagnée par son quartet idéalement en phase, ce quatrième album est celui de la maturité ; à consommer sans modération.
Jean-Michel Calvez
http://elinaduni.com/fr
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Belle chronique. Merci Jean-Michel pour la référence à ma chronique de ‘Souvenance’.
Merci pour cette belle découverte Jean-Michel.Je ne connaissais pas du tout, et suis toujours étonné de constater que bien que tenant un cahier des charges assez drastique le label ECM arrive toujours non pas à se ré-inventer mais à trouver des sources de fraîcheur.