Eels – Earth To Dora
E Works/PIAS Recordings
2020
Thierry Folcher
Eels – Earth To Dora
En apprenant la sortie d’un nouvel album de Eels, je me suis dit : « mais il arrive trop tôt, je n’ai pas encore digéré The Deconstruction… ». Je ne sais pas vous, mais après avoir absorbé une musique de façon intensive, j’aime bien la laisser reposer et la ressortir plus tard, bien plus tard. Seulement voilà, deux années se sont écoulées à toute allure et le monde n’est plus le même. The Deconstruction n’a pas eu droit à sa deuxième vie, et c’est bien dommage. Comment faire alors ? Laisser Earth To Dora de côté, le temps de revenir en arrière ? Que nenni, la tentation est bien trop grande et le diable a su mettre le paquet, une fois encore. Un habillage génial plus quelques infos contrastées (mais la plupart, positives) et le tour est joué. Je suis un incorrigible consommateur qui en demande toujours plus, mon taux de cholestérol musical explose mais je m’en fous. Et puis, les albums de Eels s’auto remplacent sans peine. La recette est (trop?) souvent la même mais nous les fans, on ne demande pas autre chose. Donc à fond la caisse pour ce nouvel opus qui une fois de plus m’a accroché et bouleversé. J’adore Eels, son univers, sa dérision, son personnage central complètement imprévisible, sans parler des qualités musicales hors norme. Earth To Dora est bourré de mélodies accrocheuses, de soft rock légers et bien sûr, de propos dont seul Mark Oliver Everett, l’âme torturée de Eels, est capable de nous envoyer en pleine poire. Cela dit, dans le contexte tendu que l’on connaît, certains ont trouvé cette nouvelle livraison un peu tiède. Il faut savoir qu’à l’exception du titre « Are We Alright Again », toutes les compositions ont été écrites avant la pandémie, un sujet incontournable mais largement oublié sur ce disque. Mr.E. s’en excuse presque, proposant son album comme un moment de calme dans le tumulte. Les commentaires bien acides sur l’actualité, ce sera pour la prochaine fois.
L’emballage a de quoi attirer le regard et question marketing la série limitée en vinyle est une réussite. On retrouve les belles trouvailles esthétiques qui font les pochettes de légende (rappelez-vous la braguette de Sticky Fingers). Et puis, un vinyle on le voit tourner et pour cette version, on a même droit à une partie centrale qui s’anime. Du détail ? Pas vraiment. Vous avez là une partie de l’explication de l’engouement actuel pour ce support. Côté personnel, l’équipe habituelle est reconduite y compris The Chet et sa guitare flamboyante. Earth To Dora est certainement un des disques les plus calmes de toute la carrière de Eels. Peu d’aspérités, tout est lisse y compris la plupart des propos. Même si les déboires de la vie ne l’on pas épargné, on sent Mark Oliver plus serein et dégagé de ses démons. Sa récente paternité y est sûrement pour beaucoup. Pour revenir à l’album, notre ami californien n’a jamais caché son adoration pour les Beatles et les influences dans son écriture sont inévitables. Sur « Anything For Boo », le morceau qui introduit l’album, le mimétisme est flagrant. On retrouve les paroles un peu cul-cul, la construction refrain/couplet chère à George Martin, sans parler de l’allusion directe à Abbey Road. Pour les plus curieux, je vous encourage à vous rendre sur le site officiel du groupe pour lire la longue et savoureuse interview qu’un John Lennon ressuscité (ou carrément toujours vivant) a consacré à Mark Oliver. Ça vaut vraiment le coup. Quand j’écoute « Of Unsent Letters » j’entends clairement la voix de John. C’est assez dérangeant mais certainement pas anodin. Bizarrement Mr.E. n’a plus du tout la voix éraillée sur cette jolie chanson parlant d’un amour perdu et de lettres jamais envoyées.
Mais bon, Eels ne cherche pas à plagier les Beatles, il a sa propre identité et sur certains aspects il en est même très éloigné. Prenez par exemple « Are You Fucking Your Ex », c’est typiquement le genre de chose que seul Mr. E. est capable d’écrire. Si les paroles sont un peu trash, la musique quant à elle est d’une limpidité remarquable. C’est tout le paradoxe et l’habileté de Eels de pouvoir mettre des choses salaces dans une boîte à bonbons. Ici la guitare règne en maître et s’octroie même une brève mais délicieuse envolée. Ce titre possède un groove diabolique qui le place parmi les plus belles réussites de l’album. Arrêtons nous un instant sur « OK » chanté (ou plutôt parlé) à la façon d’un Lou Reed au fond du trou. Mark Oliver vient de divorcer et Earth To Dora tourne inévitablement autour de la relation à l’autre faite de joies et de déboires. Sur ce titre au ton plus désabusé que révolté, les arrangements sont subtils et pleins de compassion. Une guitare inspirée qui égrène ses arpèges, quelques cuivres légers qui font preuve de mélancolie et hop, l’affaire est dans le sac. La discographie de Eels est bourrée de ce genre de construction et pourtant on ne s’en lasse toujours pas. Maintenant, je dois vous avertir que l’ambiance n’est pas à la franche rigolade, on baigne souvent dans un océan de tristesse et de repli sur soi. Un titre comme « Who You Say You Are » ne va pas vous faire battre la semelle. Le chant est poignant et la musique d’une douceur extrême. Mark semble même fatigué d’essayer de comprendre la personne qui l’accompagne.
Même topo pour « Earth To Dora », richement enrobé de cordes et pour « Dark And Dramatic » dont le titre suffit à lui seul pour saisir le message. Seulement, tout cela fonctionne car Mark et ses compères ont su équilibrer l’ensemble en intégrant des moments plus enjoués comme avec les entraînants « The Gentle Souls », « I Got Hurt » ou encore « Baby Let’s Make It Real ». Même si Mark Oliver est à créditer sur tous les titres, Jeff Lyster (The Chet), Kelly Logsdon (Koool G Murder) et Mike Sawitzke (P-Boo) ont eux aussi participé à l’écriture. Des musiciens accomplis que je ne pouvais laisser dans l’ombre ou avec leur seul pseudonyme. Celui ou celle qui tente l’aventure Eels aime aussi découvrir les petites trouvailles qui débarquent sans qu’on s’y attende, au détour d’un classique couplet/refrain bien installé. Earth To Dora ne déroge pas à la règle et il faut tendre l’oreille pour ne pas manquer la discrète fin en fanfare de « Are We Alright Again » ou les vocalises surprenantes mais bien pratiques de « Earth To Dora ». A signaler aussi un délicieux enregistrement de basse bien claquant sur « Anything For Boo » et sur « I Got Hurt » ainsi qu’une belle guitare sur « Baby Let’s Make It Real ». L’album se termine tout doucement avec le dépouillé « Waking Up » à la sauce country/folk imparable.
Eels vous salue bien et vous envoie douze nouvelles chansons que je m’empresse de mettre dans ma musette hivernale. Une provision d’instants feutrés, pas forcément joyeux, mais qu’il faut voir avant tout comme de la simple distraction. Il est impératif de prendre tout cela avec du recul sinon il ne reste plus qu’à se flinguer. La personnalité unique du maître à penser de Eels est bien trop complexe pour nous faire croire à des appels au secours. Je suis même sûr qu’il trouve dans ses tourments une source d’inspiration qui lui va comme un gant. Ce n’est pas le premier artiste à préférer l’ombre à la lumière. Maintenant soyons clairs, Earth To Dora n’atteint pas le niveau de Blinking Lights ou de Souljacker, il se contentera de faire partie des bons moments qui jalonnent une carrière riche et à nulle autre pareille.