Donald Fagen – Sunken Condos
Reprise Records
2012
Thierry Folcher
Donald Fagen – Sunken Condos
Lorsque j’écris ces lignes, nous sommes tout au bout de 2021, une année noire où les plus sombres relents du passé resurgissent pour nous avertir que certains d’entre-nous en sont toujours au stade primitif porteur des plus vils sentiments et des plus douteux comportements. Je ne sais pas quand cette chronique sera publiée mais 2022 aura certainement accompli un petit bout de chemin que j’espère pavé de bien meilleures intentions. Tout ça pour vous dire que la musique refuge, celle qui nous maintient la tête hors de l’eau depuis si longtemps, commençait a sembler bien futile au regard de ce marasme dévastateur. L’enthousiasme et l’étincelle magique qui fait sursauter n’importe quel chroniqueur devant une sortie tant attendue ou face à une découverte que l’on veut à tout prix partager avaient beaucoup de mal à se manifester. Et cette apathie musicale commençait réellement à m’inquiéter. Mon dernier recours, mon ultime remède, ma dernière cartouche si je puis dire, celle qui pouvait me rendre la foi s’appelait Steely Dan. Après ça, je le savais, il n’y aurait plus d’espoir. Eh bien les amis, les délices jazz, funk, rock des sieurs Becker et Fagen ont une fois de plus accompli leur miracle et réveillé la bête endormie. Et bien sûr, en plongeant dans leur monde et en fouillant bien au-delà de mes propres possessions, je suis tombé sur un Sunken Condos qui avait complètement échappé à mes radars. Ce quatrième album solo de Donald Fagen, sorti en 2012, arrivait trente ans après le gigantesque The Nightfly, objet de toutes les prouesses et de toutes les louanges. Fagen, c’est la voix de Steely Dan et ce tout premier album de sa carrière sans Walter Becker sonnait comme une continuité logique à l’excellent Gaucho (1980) publié juste avant leur séparation. The Nightfly n’était pas une alternative, c’était du Steely Dan grand cru. Et le plus déroutant dans tout ça, c’est que je retrouve des effluves de l’antique galette sur ce Sunken Condos devenu tout d’un coup indispensable. Les nuages se dissipent, les discours orwelliens ne m’atteignent plus et le sourire revient illuminer mon visage. La vie est belle.
L’illustration de la pochette et son curieux titre (habitation engloutie?) reflètent parfaitement l’univers impénétrable de Fagen. Alors, plutôt que de tomber dans le piège des interprétations hasardeuses, je me contenterai de la musique et du son qui, à mon sens, mettront tout le monde d’accord. Si vous avez côtoyé l’âge d’or des équipements Hi-fi sophistiqués, le passage par Steely Dan était la plupart du temps un moyen de test des plus concluant. Les percussions qui claquent, la basse qui groove, le souffle à la fois puissant et caressant qui s’engouffre au plus profond de votre être, tout cela donnait de sacrés repères à votre équipement. Alors bien sûr, certains trouvaient (et trouvent encore) cette partition trop sophistiquée, trop nombriliste et un peu froide. C’est une affaire de goût avant tout et je ne vais pas tomber dans l’éternel débat du rock forcément crade et rentre dedans. Au contraire, je militerai toujours pour la promotion de ces gens capables de fédérer le plus grand nombre de perceptions diverses autour d’eux. La production de Sunken Condos signée Michael Leonhart et Donal Fagen, n’échappe pas à la règle. C’est de l’orfèvrerie, du bel ouvrage qu’il faut écouter au casque pour en retirer toutes les subtilités et profiter de tous les arrangements millimétrés. Cet album est ultra rythmé, funky en diable avec comme toujours une ligne de basse dominatrice et irrésistible. Les souvenirs refont surface et nous renvoient vers les plus grands à l’image de l’harmonica de William Galison sur « I’m Not The Same Without You » qui rappelle inévitablement Stevie Wonder. Chaque coup de médiator est calculé pour tomber pile poil au bon moment et donner au guitariste, une présence extraordinaire. Sur le superbe « Weather In My Head » la guitare de Jon Herington brille de mille feux et propose des chorus a faire s’évanouir le fantôme de Walter Becker. Les chœurs et les cuivres se chargeant d’envelopper tout ça pour nous offrir un moment d’extase plutôt bienvenu ces temps-ci. Ce sont des schémas usés mais tellement beaux qu’il faudrait bien plus qu’une pandémie pour pouvoir y résister.
Quel bonheur cet album ! Et dire que j’ai failli passer à côté. Huit titres originaux de très, très haut niveau plus la reprise du fameux « Out Of The Ghetto » d’Isaac Hayes. Ce morceau sorti en 1977 sur New Horizon trouve ici un lustre que seul Donald Fagen était capable de lui donner. Chanson positive superbement chantée et particulièrement bien dépoussiérée grâce aux coups d’archet d’Antoine Silverman. En fait, ce sont les petites trouvailles repérées ça et là qui donnent à ce Sunken Condos une saveur unique. Sur « Slinky Thing » par exemple, le vibraphone de Michael Leonhart est assez exceptionnel. On a l’impression qu’il éclaire la composition de sa présence et participe à sa façon au déhanchement indomptable qui nous emprisonne depuis les toutes premières notes. Ce quatrième témoignage en solitaire met vraiment l’accent sur le groove où chaque détail opère pour nous rendre dépendant de cette soul légère mais fichtrement bien écrite. La filiation avec Steely Dan ne fait aucun doute et la présence des vieux complices Leonhart, Herington ou Weiskopf ne peut qu’authentifier cette appartenance. Kamakiriad (1993) et Morph The Cat (2006) étaient des aventures Fagen proprement dites alors que Sunken Condos ne se cache pas pour ressusciter la légendaire formation new-yorkaise. Cela dit, on perçoit par instant des phrasés bien ancrés dans les musiques actuelles (« Memorabilia ») ou des alternances de style qui jouent avec les époques (« Good Stuff »). Sur ce morceau, le rap plus ou moins marqué de Fagen se démène contre des chœurs qui revisitent «The Nightfly » purement et simplement. On l’aura compris, il y en a pour tous les goûts. Aucune nostalgie ni aucun bras de fer intergénérationnel ne vient s’incruster sur ce disque bien installé dans son siècle.
Maintenant que ce magistral oubli est effacé, un bon coup de projecteur sur l’actualité de Donald Fagen s’impose. Tout d’abord avec les sorties récentes de Northeast Corridor : Steely Dan Live ! et de Donald Fagen’s The Nightfly Live, deux albums en public à ranger sans peur dans votre discothèque. Mais surtout avec l’annonce d’un nouvel album studio mis en chantier pendant le dernier confinement et qui serait, paraît-il, bien avancé. Nul doute que celui-ci ne passera pas entre les gouttes. Juste un dernier mot pour vous dire qu’après cette plongée salvatrice dans les œuvres de Steely Dan et de Donald Fagen, je me suis offert une cure d’Osibisa, tout aussi réconfortante. Un jour, il faudra que je vous parle de cette formation afro pop absolument géniale.