Devendra Banhart – Ma
Nonesuch Records
2019
Thierry Folcher
Devendra Banhart – Ma
Revoilà notre ami Devendra qui vient nous rendre une petite visite. Un rendez-vous familier, sans tambour ni trompette, mais toujours autant apprécié. Cette fois dans sa musette, treize nouvelles chansons qui, bien sûr, ne vont pas révolutionner le monde encombré de la création musicale, mais qui apportent l’essentiel, à savoir du bon temps et de belles portées toutes douces et feutrées. Il faut savoir que Devendra n’est pas un hurleur, c’est même tout le contraire. Sa voix légère, aérienne et parfois tremblotante se marie à la perfection avec des ambiances folk, psychédéliques, exotiques ou même totalement inclassables. Chez lui jamais d’ennui ou de facilité. Chaque saynète est travaillée, originale avec des orchestrations surprenantes et recherchées. Ce natif de Houston débarque au début des années 2000 avec ses premières œuvres artisanales vite remarquées et encouragées. C’est l’album Cripple Crow (2005) avec sa pochette à la Sgt. Pepper’s qui va définitivement lancer le bonhomme. Désormais, le paysage sonore ne pourra plus se passer de lui jusqu’à attirer les bandes son cinématographiques et les annonceurs publicitaires (la chanson « I Feel Just Like A Child » pour Renault). Son enfance au Venezuela va forger un style métissé de sons, de rythmes et de langages sud-américains parfaitement maîtrisés. C’est certainement ce voyage entre deux cultures qui apporte la grande richesse de son écriture. On passe allègrement d’un psychédélisme hippie à un mariachi ensoleillé sans que cela ne choque ou fasse carte postale exotique.
Le très simplement nommé Ma débarque donc en cette fin d’été 2019 et fait suite à un Ape In Pink Marble de 2016 très agréable et conforme au cahier des charges habituel. Comme souvent, l’emballage est sobre et minimaliste. La peinture semblable à une œuvre d’enfant est signée par Devendra lui-même et fournit peu de pistes si ce n’est une offrande à toutes les mamans du monde. Cela dit, pour Ma, il faut prendre le terme de mère au sens large. La maternité signe de vie, de protection ou d’éducation peut revêtir ici tous les aspects, allant de Dieu à notre planète en passant par le père ou le fils. Devendra Banhart est un militant qui n’hésite pas à utiliser ses chansons pour interpeller le monde sur les oppressions dont certains pays comme le Tibet ou le Venezuela sont régulièrement les victimes. Les paroles de Ma sont explicites sur ce sujet même si l’écriture alambiquée et référencée de Devendra n’est pas toujours simple à décrypter. L’album bénéficie de la belle production du comparse Noah Georgeson au studio Sound and Seahorse de Los Angeles. L’instrumentation est volontairement organique privilégiant les bois, les cordes et les cuivres au détriment des synthétiseurs et autres habillages électroniques. La première écoute va nous envoyer un agréable parfum rétro avec des arrangements lorgnant vers des constructions anciennes et un peu désuètes. Mais qu’importe, le plaisir est omniprésent. L’album se déguste comme un bon vin, on prend son temps et on s’arrête ébahi devant le souffle étonnant des claviers d’«Ami », on frémit au son de la basse sur « Now All Gone », un titre fabriqué façon Gainsbourg période Mélody Nelson. On entrevoit aussi le jeune Leonard Cohen sur « Memorial » et le folk des sixties sur « Will I See You Tonight » avec, mais oui, Vashti Bunyan qui vient poser sa voix. Quelle surprise !
Et d’autres surprises il y en a. A commencer par l’hommage à Haruomi Hosono du Yellow Magic Orchestra sur l’étonnant « Kantori Ongaku » et son clip barré et surréaliste. Le clin d’œil à Carole King qui a inspiré « Taking A Page », un titre rédempteur face aux menaces qui ébranlent le monde et nos consciences. Je voudrais revenir aussi sur la très belle et très touchante interprétation de « Carolina », un titre d’une beauté rare. Comme souvent Devendra s’accompagne à la guitare avec son toucher subtil en parfaite harmonie avec sa voix. Une voix aux accents espagnols sur le très dansant « Abre Las Manos ». Devendra, très à l’aise, roule les « r » dans la plus pure tradition vocale des pays hispanisants. On peut dire sans se tromper que l’artiste est un des seuls à pouvoir être autant convaincant dans un registre qui couvre tout le continent américain. Vous allez voyager, je vous le promets, et faire tomber les frontières. La musique est bien connue pour sa capacité à mettre à mal les utopies, à rassembler et à réussir là où tout le reste a échoué. D’autres perles vous attendent sur Ma, comme le très aérien « The Lost Coast » ou la classique bossa de « October 12 ». A savourer sans modération.
Depuis le temps que Devendra accompagne mon paysage musical, j’ai rarement été déçu mais avec Ma, je dois avouer qu’il s’est passé quelque chose de spécial. C’est peut-être le parti pris pour des sons d’une autre époque ou l’utilisation plus classique des instruments qui ont donné ce côté charnel et moins expérimental à l’album. Devendra Banhart, comme beaucoup d’artistes à l’approche de la quarantaine, est à l’heure des premiers bilans mais aussi des premières inquiétudes. Le monde semble plus le préoccuper que le séduire et ses chansons deviennent plus que jamais des armes à portée universelle. Un gros coup de cœur.