David Bowie – Scary Monsters (And Super Creeps)

Scary Monsters (And Super Creeps)
David Bowie
RCA
1980

David Bowie – Scary Monsters (And Super Creeps)

David Bowie Scary Monsters

Nous sommes en 1980. David Bowie, après une trilogie d’albums certes souvent étranges mais tous géniaux en collaboration avec Brian Eno, est à nouveau seul maître à bord. Le moment a dû être difficile. Mais David Bowie a du répondant et toujours des tas de bonnes idées de chansons. Il suffit de s’y mettre. David Bowie ne traîne pas. Il se colle au boulot aussi vite que possible. Pour prouver en vitesse à tout le monde qu’il y a une vie après Brian Eno, et surtout à lui-même. Il va cependant refaire appel aux services du guitariste exceptionnel d’Heroes, Robert Fripp. Car David Bowie s’apprête à refaire du rock, mais dans une version stratosphérique, hors norme, ultime. Le futur lui tend les bras. Mais avant de s’y plonger, il faut d’abord clore le passé, y retourner une dernière fois pour solde de tout compte. Affronter ses monstres intérieurs avant de défier l’avenir, voici le sens profond de l’album que prépare David Bowie. De l’avis général, il signera là son dernier bel album avant une longue traversée du désert du point de vue artistique, néanmoins entrecoupée de tubes retentissants.

Oui, tous les observateurs sérieux sont d’accord, Scary Monsters est en retrait génialement parlant par rapport à Lodger. Il n’y a plus ces arrangements hallucinants ou ces mélodies sorties de nulle part. David Bowie en revient à plus de simplicité, laissant juste Robert Fripp partir en vrille de temps à autre, ce qui nous vaut un Scary Monsters parsemé de solos de guitare tour à tour dézingués, virtuoses ou terrassants. Mais c’est bien là la seule marque de folie de cet album plutôt mesuré dans l’agressivité de son rock. Ok, il y a bien quelques beaux riffs bien nerveux dans ce Scary Monsters, et notamment ceux de Pete Townshend dans « Because You’re Young ». Cela dit, c’était quand même le minimum qu’on pouvait demander à ce guitar hero, qui n’officie d’ailleurs que sur cette chanson. Ok, il y a aussi la voix allumée et un tantinet déstabilisante de Michi Hirota sur « It’s No Game (No. 1) ». Mais voilà, pour le reste, ça se partage entre du bon rock assez sophistiqué et des tendances plus modernistes annonçant les années 80.

David Bowie 1980

En fait, la vraie force de Scary Monsters se trouve justement dans cet équilibre entre excès expérimentaux contenus et sophistication du rock tout à fait maîtrisée. Avec en plus une touche d’urgence à revivre une dernière fois le passé avant qu’il ne soit trop éloigné, une mélancolie douce-amère dans les mélodies et une sorte de déchirure nostalgique dans la voix de David Bowie. Qui a dû être bien étonné de savoir qu’en abandonnant ses vieilles lunes et en regardant vers le futur, qu’en tamisant ses audaces expérimentales et en domptant l’énergie de son rock, il avait touché un nouveau et très nombreux public, faisant de Scary Monsters un beau succès en terme de ventes. Admettons cependant que le passage en boucle à l’époque des vidéos de « Fashion » et de « Ashes To Ashes » ont également permis à Scary Monsters d’afficher des records d’achats.

Est-ce à ce moment-là que David Bowie a vu qu’il avait de l’or dans les mains, lui qui avait dû s’exiler à Berlin pour pouvoir simplement manger à sa faim ? C’est sûr que cette période l’a marqué au fer rouge. Plus jamais ça. Même si cette période agitée et misérable avait aussi été celle de sa plus sublime inspiration artistique. Voici donc venir le David Bowie nouveau. Il est jeune, souriant, dansant, plein d’allant et de charme. Il ne se prend plus la tête avec l’exploration de territoires musicaux inconnus. Il vous délivrera par radios et vidéos interposées tout ce qu’il vous plaît d’entendre pour passer une bonne journée. Ce sera de la musique calibrée au millimètre, jouée par le top du gratin des requins de studios et mixée aux petits oignons. Pas une discordance ne vous perturbera l’oreille, dansez tranquille. Bowie vous le dira d’ailleurs bientôt lui-même : Let’s Dance !

Frédéric Gerchambeau

 

À peine ladite trilogie berlinoise terminée, semble-t-il remis de ses addictions et paranoïas diverses (l’est-il vraiment ?), Bowie repart pour New York, vers ces États-Unis qui se sont quelque peu refusés à lui – ou est-ce le contraire ? – du temps de Young Americans, malgré le succès de l’album et du génial « Fame ». Provisoirement débarrassé de Brian Eno – le rock est sans doute trop petit pour que de tels monstres œuvrent trop longtemps en commun –, David est revanchard et bien décidé à tout faire exploser, débauchant un peu plus un certain Robert Fripp qui s’apprête à relancer la machine King Crimson dans sa version la plus violente. Scary Monsters est le dernier disque pour RCA, la suite est sans doute encore floue, mais une page se tourne, c’est indéniable. Bowie va hurler sa rage, finir de tuer métaphoriquement ses personnages passés (ici, c’est le Major Tom qui trinque, mais David reviendra plusieurs fois sur l’exercice), et s’en prendre pareillement à tous les poseurs et suiveurs qui lui ont sucé la roue : ceux de la new wave, idolâtres de la trilogie susmentionnée, mais aussi les punks qui ont cru avoir raison des dinosaures du rock… Bref, comme le dit une pub débile : c’est qui le patron ? Et le héros à la peau d’albâtre de rétorquer sèchement en dix titres : c’est moi le patron.

Scary Monsters est un disque charnière. Pour certains, c’est le meilleur de l’homme qui venait d’ailleurs. Pour d’autres, le disque a trop de faiblesses. Peu lui chaut, le caméléon jette les oripeaux comme les costumes scintillants de son passé et nous hurle à la face que demain est un autre jour. Car, s’il est une évidence, c’est que les éléments déjà développés hier sont présents (il y a des restes des facettes expérimentales et pop, seul le côté folk est absent), mais on devine – sans les appréhender à ce moment-là – les fulgurances de lendemains qui seront aussi diversifiés que surprenants – dont l’acmé sera sans conteste 1. Outside. Bowie a les nerfs comme sur ce « Shut Up » qui conclut « It’s No Game (Part One) ». Il chante comme jamais, utilise tous les modes et tous les styles, laisse libre cours à l’expressivité de ses acolytes : le fidèle Tony Visconti, le fantasque et funky Carlos Alomar, le mystérieux et torturé Robert Fripp, le frapadingue Pete Townshend – oui, oui, celui des Who – sur « Because You’re Young »…

David Bowie Ashes to Ashes

Et puis il y a les trois titres qui émergent : « Ashes To Ashes », tube pop d’entre les tubes et son clip inégalé, œuvre de David Mallet ; « Fashion », diatribe entre rock et disco qui annonce de proches errances ; et ce « Scary Monsters (And Super Creeps) », hymne post-punk, heavy, d’une violence et d’une noirceur rares chez le dandy londonien. Et encore, le déstabilisant « Teenage Wildlife » – proche de « Heroes » et dont les « oh oh oh oh » anticipent « China Girl » – où les guitares scintillent et sur lequel – comme sur « Scream Like A Baby » – David prouve quel immense chanteur il est (pour moi, un des meilleurs titres de Bowie). Même « Up The Hill Backwards » arrive à surprendre par ses voix, sa batterie pesante (Dennis Davis), et ses guitares, ah ces guitares ! Et la reprise du groupe Television de Tom Verlaine, « Kingdom Come », ancre tout de même David dans son époque, à l’aube de ces eighties qui n’apporteront pas que des bonnes choses – même si David Jones y brille au cinéma dans Les Prédateurs et l’immense Furyo –, ni pour la musique (le disque sort le 12 septembre, John Lennon meurt assassiné le 8 décembre…), ni dans le monde (néolibéralisme à tout-va, premiers cas de sida en 1981, catastrophe de Tchernobyl en 1986…).

Quelque temps après, Bowie partira sous pression avec Queen, prendra un autre de ces virages – fort décrié celui-ci – dont il a le secret avec Let’s Dance (mais ça, c’est une autre histoire)… Reste ces « monstres effrayants » qui, comme tous leurs semblables, dérangent tout autant qu’il fascinent. Voués aux gémonies par certains, élevés au pinacle par d’autres – dont je suis.

Henri Vaugrand

http://www.davidbowie.com/

Un commentaire

  • Deux déclarations d’amour à un des plus grand chefs-d’oeuvre de la pop d’un coup.
    Merci (j’arrive en retard, mais…) ! Vous avez ensoleillé cette journée maussade.

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