Chaos Echoes – Rétrospective
Nuclear War Now ! Productions
2015
« To hell with rules, I am going for the unknown »
– Wayne Shorter
C’est sur cette citation du jazzman américain que s’ouvre la page Bandcamp du groupe Chaos Echoes. Une déclaration qui peut paraître étrange compte-tenu du style pratiqué, à savoir du death metal occulte qui sent les cendres et les distorsions temporelles. Et pourtant… Oui, ce pourtant démontre bien que les Français, menés par les frères Uibo, naviguent dans cet ailleurs ou, du moins, cherchent à en percer la frontière dans une déconstruction des codes auquel l’auditeur se conforte normalement. Je ne reviendrais pas au sein de cet article sur les qualités de Tone Of Things To Come et surtout Transient, j’en ai déjà fait état dans les coursives de ce webzine, mais je m’attarderai plutôt sur trois sorties du groupe qui, déjà, méritent plus qu’un coup d’œil et qui, de plus, représentent bien ce saut à pieds joints dans l’inconnu et l’indéfinissable dont Chaos Echoes semble toucher les arcanes. Voici trois objets qui, outre une valeur purement rétrospective dans la carrière du jeune groupe, épousent le fait que le jazz, son esprit et sa liberté de ton, sont compatibles à l’élaboration d’un monde sonore, même si on est catalogué dans le metal extrême et ses nombreuses ramifications.
Bienvenu dans le monde souterrain de Chaos Echoes.
Parisian Sessions /Rehearsal I (Inkantator Koura Productions 2013/ Nuclear War Now ! Productions 2015)
On peut dire que les Parisian Sessions sont les premières traces du groupe. L’embryon de ce qu’il allait advenir de Chaos Echoes. Certes on a l’impression de déchiffrer des esquisses au fusain sur une feuille de carbone, mais force est de constater que les bases sont là. Les morceaux (comme indiqué par le titre) sont en grande partie improvisés, s’étirant, prenant le temps de construire une ambiance aussi brumeuse que mortifère. Cependant, ce qui ressort le plus, c’est une cohésion d’ensemble, l’impression que chaque instrument, chaque touche se superpose naturellement. Dedans, je sens les regards qui se croisent, des yeux qui se ferment une fois que les masses sonores prennent vie et commencent à se mouvoir avant d’évoluer. Après il n’y a plus qu’à suivre le flux, l’abstraction mutant sur un rythme cahotant. Un peu comme si Steve Reich donnait les directives à un Can passé dans le côté obscur, n’omettant pas au passage montées crescendo, suspensions électriques et explosions dissonantes semblant craqueler et fissurer un pan de la réalité, sur une ligne contemplative. Si la première écoute peut se révéler étrange, voire aussi difficile à appréhender que la vision de La Montagne Sacrée de Jodorowski dans un filtre noir et blanc, Chaos Echoes expose son univers, ou du moins ses bornes, créant ainsi une sorte de portail où des entités attendent tranquillement au seuil.
A Voiceless Ritual (Autoproduction 2014/ Nuclear War Now ! Productions 2015)
Cette sortie est spéciale. En effet, A Voiceless Ritual n’est ni plus ni moins que le concert donné par le groupe en première partie du Hedvig Mollestad Trio en septembre 2013, et dont j’ai déjà vanté les mérites au sein de C&O. C’est d’ailleurs lors de ce concert que j’ai vraiment fait connaissance avec le combo, son style, son ambiance, et que j’ai accepté cette invitation au voyage proposé par le groupe. Car, oui, Chaos Echoes est un voyage, à la bougie, dans les couloirs du Musée des momies de Guanajuato au Mexique et dans les méandres de l’infra-monde. J’ai encore souvenir d’être resté figé sur place, littéralement hypnotisé, n’osant déplacer mes jambes et n’ayant aucune envie de perdre une miette de ce rituel à mi-chemin entre un Swans monolithique et les percées atmosphériques d’un Gorguts. Un inconnu s’ouvre et libre à chacun de s’y plonger ou simplement d’en effleurer la surface. Partant sur une base posée ou chaque intonation ressemble aux premiers gestes de peinture sur une toile, le groupe accélère le rythme, proposant des parties véloces et frénétiques. Les yeux se rouvrent (à moins que ce ne soit l’inverse), les muscles se crispent, l’esprit, lui, vogue à la dérive.
Duo Experience /Spectral Affinities (Chaos Echoes Product 2013/ Nuclear War Now ! Productions 2015)
Ce n’est pas pour rien que je place cette sortie à la fin de mon article. Elle est certes antérieure à A Voiceless Ritual, mais de mon point de vue, elle se situe en avant dans la démarche du groupe, dans la suite logique d’évolution et surtout dans la position des deux frères Kalevi et Ilmar Uibo (le premier à la guitare et aux effets, le second à la batterie et aux percussions). Car si on regarde bien, les titres datent de la formation du groupe Chaos Echoes suite à l’abandon du projet Bloody Signs (2012). Duo Experience est, de ce fait, un laboratoire de recherches, un repère d’alchimistes où les deux frangins laissent libre cours à l’improvisation, l’audace et la prise de risque stylistique. Un nouveau départ donc. Pour être plus clair, je prendrais cette sortie comme un manifeste. Les deux frères faisant table rase du passé pour modeler quelque chose d’autre, une voie de traverse, un ailleurs possible. Tour à tour minimaliste, ostentatoire et jusqu’au-boutiste, Duo Experience /Spectral Affinities peut passer du jazz minimaliste sous haute tension (me rappelant la scène norvégienne contemporaine) à une sorte de brouillard sonore prenant en proportion métaphorique avant de se rétracter, évitant toujours et justement le déferlement chaotique. Ce qui me saute le plus aux yeux, c’est la subtilité des arrangements. Aucune recherche ou tentative dans l’agression, chose qui se révélerait stupide, le duo préférant arpenter un chemin plus angoissant et atmosphérique, ce qui retire tout caractère arbitraire mais surtout laisse entrevoir une certaine mise nu. Car oui, les cinq titres composant Duo Experience /Spectral Affinities sont avant tout un dialogue entre deux frères, deux aspects qui se jaugent, s’approchent, conversent pour, au final, créer un lien, un tout, presque une naissance. Deux facettes d’une même pièce (suffit de jeter un regard sur la pochette de l’album, je crois que c’est clair) accolées par les ondes. À noter que les frères Uibo ont donné un showcase chez Souffle Continu, disquaire/libraire que j’affectionne particulièrement, pour marquer la sortie de cet album (étant à l’époque uniquement disponible en cd-r).
Et maintenant ?
Transient est dorénavant entré dans mon panthéon personnel et quand on apprend que le groupe vient de finir ses prises studios en vue du prochain album, il semble important de voir et découvrir le chemin parcouru entre ses trois sorties, plus ou moins conjuguées, pour réellement sentir l’implication, qu’elle soit musicale ou graphique (Stéphane Tanneur, bassiste du groupe, effectuant du travail d’orfèvre aux petits oignons). Chaos Echoes est autant une entité que la conjugaison sincèrement humaine de plusieurs musiciens créant chacun dans leur coin une part d’univers, lâchant des instants de vie et autres ressacs subconscients. Je ne sais même plus si je peux encore parler de death metal à ce stade, tant que le groupe de Colmar brouille pistes, codes et analyses. Je partais d’une citation de Wayne Shorter en commençant l’écriture de cet article, elle est plus que jamais adéquate à la démarche du groupe. Vous aviez le free-jazz et le death, bienvenu alors dans le free-death, où, quand un style se libère de ses chaînes pour naviguer en toute liberté.
Jéré Mignon
http://chaosechoes.org/