Bertrand Loreau – Amarres Rompues
Bertrand Loreau
PWM
Avec ce nouvel album conceptuel, on peut dire que Bertrand Loreau, compositeur de musiques électroniques instrumentales « à l’ancienne » (n’y voyez là rien de péjoratif) qu’on ne présente plus, a vraiment largué les amarres ! Affranchi des formats, des codes et des règles du genre « Berlin School », famille musicale dans laquelle le claviériste nantais excelle et fait référence, il poursuit à travers ce double CD une démarche créative amorcée un an plus tôt avec l’inattendu et surprenant « Promenade Nocturne« , œuvre expérimentale à la fois onirique et introspective réalisée avec un seul et unique synthétiseur (un Roland JP800, pour les connaisseurs). Le fan que je suis saluais alors une authentique démarche artistique, une prise de risque certaine, un tour de force assez osé ainsi qu’un sens de la poésie hors du commun. Ce toucher poétique de tous les instants, on le retrouve d’ailleurs dans l’ensemble du travail de Bertrand Loreau, des origines à aujourd’hui, et ce quoi que soit que l’homme entreprenne : musique cosmique, symphonico-romantique, abstraite, etc. « Amarres Rompues » prolonge sous d’autres cieux de l’esprit ses étranges et envoûtantes promenades électroniques à travers deux actes bien distincts, l’un baptisé « Le Vaisseau Fantômes » (qui prend place sur l’intégralité du premier disque), et l’autre, « Le Bateau Ivre » (qui, vous l’entendrez, porte bien son nom !). Chacune de ces deux longues suites pourrait presque se voir considérée comme un album à part entière, tant la couleur sonore, l’ambiance générale, les choix esthétiques et les modes d’expression s’affirment singulièrement dans tous les cas. Concernant l’intention de l’auteur, il s’agit pourtant d’un seul et même thème, d’une unique histoire, celle d’un « navire abandonné et prisonnier de ses chaînes, qui rêve de briser ses liens et de vivre un ultime voyage » (quand je vous dis que Bertrand Loreau est un poète !).
Pour les besoins de chacun des chapitres, Bertrand a repris cette « contrainte » de n’utiliser qu’un seul instrument : l’emblématique synthétiseur des années 80 (le Yamaha DX7-2) sur « Le Vaisseau Fantôme » et le rack E-mu Xtrem Lead pour « Le Bateau Ivre ». Il s’agit là d’une machine qui renferme de multiples sonorités électroniques, basses et batteries virtuelles, et qui permet également de créer et déclencher boucles rythmiques et séquences à partir d’un seul et même clavier. « Le Vaisseau Fantôme », découpé en 9 parties, instaure une atmosphère globalement sombre et mystérieuse (« Destination Finale » illustrerait à merveille la séquence culte du bateau dans le « Nosferatu » de Murnau), mais jamais oppressante. On pense souvent au génial et incompris « Beaubourg » de Vangelis (sur le morceau « Vaisseau Fantôme » notamment), mais en beaucoup moins austère et hermétique. Ce serait compter sans l’extrême sensibilité de Bertrand Loreau ! Si les expérimentations soniques du bonhomme donnent parfois l’impression d’une musique libre, avant-gardiste et aléatoire, on distingue toujours un sens de la cohésion harmonique et une exigence mélodique de tous les instants.
Malgré son approche déstructurée et souvent minimaliste, « Amarres Rompues » n’est certainement pas à classer dans l’ambient. Ce n’est pas non plus une symphonie électronique, et encore moins de la musique concrète. C’est autre chose, une approche finalement assez unique en son genre et une nouvelle manière de s’immerger dans un univers 100% synthétique d’une rare richesse, bien que généré avec peu de moyens technologiques. Loreau sculpte ici toute sa matière sans rien laisser au hasard, pour un résultat confondant de beauté, aussi abstrait que climatique. Et dans ces magmas de douces dissonances, oscillations géométriques, virgules synthétiques et autres turbulences spatiales, on distingue toujours la fibre mélodique du compositeur, à travers ces petits moments de grâce qui trouvent leur pleine lumière et leur romantisme exacerbé dans le titre 7, « Evasion Rêvée ». Le premier acte s’achève avec les 11 minutes d' »Amarres Rompues », un titre de circonstance dont l’envolée contemplative au séquenceur s’impose comme la plus parfaite transition vers les divagations fantasmagoriques du « Bateau Ivre » sur le disque 2.
Moins apaisé et « atmosphérique » que son prédécesseur (quoi que), ce second chapitre se veut plus tourmenté, plus alambiqué dans ses structures et agencements, plus « free » et fantaisiste, y compris dans son jeu si particulier. On sent ici que Bertrand s’amuse vraiment avec toutes les possibilités offertes par sa machine, avec des motifs rythmiques qui se font davantage incisifs (le passionnant « Aurore »), des tourbillons séquentiels inattendus et souvent enchevêtrés (« Orientation », « Transe Atlantique »), sans pour autant renier le façonnage d’amples textures sonores (les jolies nappes de « Phare De Vie Eternelle »).
Pour conclure, et en attendant le retour de Bertrand Loreau sur un terrain créatif plus familier (avec son « Spiral Lights » prévu sous peu chez Spheric Music !), je ne saurais que trop vous inciter à rompre les amarres avec cette œuvre immersive d’un nouveau genre, exigeante et pleine de caractère. Un album à mon avis sans équivalent dans la galaxie électronique, mais qui vous révélera toutes ses richesses au fil des écoutes. Sensations et plaisirs garantis pour tous les curieux, alors ne vous en privez pas !
Philippe Vallin (8/10)