Bertrand Loreau – Promenade Nocturne

Promenade Nocturne
Bertrand Loreau
2012
Ruralfaune

Bertrand Loreau – Promenade Nocturne

Avant d’entamer la chronique de cette œuvre musicale électronique aussi surprenante sur la forme que dans le fond, un petit retour sur la biographie artistique de son géniteur s’impose. Bertrand Loreau est un compositeur français basé à Nantes, qui, après avoir baigné dès son plus jeune âge dans la musique classique au sein du milieu familial, commence à se passionner pour les musiques progressives du début des années 70. Cette rencontre s’opère tout d’abord à travers l’émergence de groupes rock tels que Pink Floyd, Emerson Lake & Palmer ou encore Genesis, puis par celle des grandes figures emblématiques de la fameuse « Berlin school », où scène électronique allemande, enfantée par la formidable explosion du mouvement « Krautrock ». En effet, fasciné avant tout par les claviers et les sonorités spatiales produites par ces instruments au possibilités sans limite, c’est surtout la rencontre de Bertrand Loreau avec l’univers cosmique de son idole germanique, le génial synthétiste Klaus Schulze, maître incontesté du genre, qui fera de lui le musicien accompli qu’il est devenu depuis.

Bertrand fait l’acquisition de ses premiers instruments à l’aube des années 80, avec lesquels il commence à façonner les prémices de son propre style, à travers divers bidouillages et autres expérimentations aboutissant à des compositions finalisées, jusqu’au début de la décennie suivante qui verra la publication de ses premiers albums en CD, sous l’égide du prolifique label français Musea. L’œuvre de Bertrand Loreau accroche et séduit le mélomane en quête d’escapades intérieures par sa tendance classicisante, sa sensibilité extrême, et son fort potentiel mélodique, qui n’est pas sans rappeler la patte de musiciens de la trempe de Vangelis Papathanassiou ou du Tangerine Dream post « Stratosfear ».

Si Bertrand est un artiste plutôt humble et discret, il contribue néanmoins activement au mouvement musical on ne peut plus confidentiel auquel il appartient, et dont il est l’un des principaux fers de lance dans l’hexagone, aux côté d’Olivier Briand, Jean-Christophe Allier, Alpha Lyra, Marc-Henri Arfeux et quelques autres. Il crée avec ces artistes français qui se revendiquent de ce même courant des « musiques électroniques progressives » plusieurs structures associatives aussi militantes que passionnées, dont la dernière née : Patch Work Music. Celles-ci ont pour but d’en assurer la promotion, à travers la parution régulière de lettres d’infos, fanzines, l’organisation d’événements publics tels que concerts ou festivals, et surtout, la mise en ligne d’un catalogue de CD qui continue à s’étoffer au fil du temps, des projets et des rencontres.

Cette année 2012 est riche d’actualité pour Bertrand Loreau, avec la parution chez Spheric Music de « Journey Through The Past », (qui, comme son nom l’indique, est une compilation de pièces éparses enregistrées dans les années 80, très orientées « old school »), et de « Promenade Nocturne » chez Ruralfaune, une œuvre qui, de par son côté avant-gardiste et expérimental, tranche assez radicalement avec le style habituel du musicien nantais. « Promenade Nocturne » sonne un peu comme une œuvre électroacoustique qui n’en est pas une, et l’on n’y retrouve pas (ou si peu)  les schémas habituels de la musique planante chère à Bertrand Loreau, ici davantage influencé par les musiques contemporaines et  concrètes que par son fameux « style de prédilection ». Il est important de préciser que tout a été enregistré au moyen d’un unique synthétiseur, le Roland JP800, avec son propre arpégiateur intégré. Ni samples ni aucun instruments acoustiques n’ont été utilisés par le compositeur, et cela représente en soit une véritable prouesse, car à partir d’un simple clavier analogique, celui-ci arrive à créer toute la riche matrice sonore de cette œuvre aussi onirique que poétique.

« Promenade Nocturne », c’est 14 pièces musicales, 14 voyages noctambules irréels et abstraits, aussi doux et étranges que nos songes les plus paisibles, à travers des endroits bien identifiés qui semblent tout à fait familiers au musicien nantais. Chacune des pistes fait en effet référence à un lieu caractéristique de sa propre région. « Saint-Pierre », le morceau introductif, illustre parfaitement le titre de l’album, car c’est effectivement à une marche de nuit à laquelle le musicien nous convie, une virée poétique et barrée, où l’on perçoit ici et là quelques bruits de pas sur le bitumes, le sifflement de vents électroniques, ou encore les aboiements d’un canidé tout droit surgi de la 4ème dimension. Mais tout cela nous paraît tellement irréel, chimérique, qu’il est très clair que ces éléments « identifiables » et intelligibles nous sont davantage suggérés qu’imposés, avec toute la finesse et le savoir-faire qui caractérisent le musicien. En effet, nous ne sommes pas ici dans de l’illustration naïve ou facile, mise en scène par de simples effets de bruiteurs collés les uns sur les autres. Et la sauce, toute minimale soit-elle, prend immédiatement.

« Jardin Des Plantes » ressemble quant à lui tout autant à l’abstrait « Invisible Connection », oeuvre contemporaine méconnue du grand Vangelis (la 1ère partie, avant l’arrivée des nappes et du sequencer), qu’à  la musique de Louis et Bebe Barron, le couple pionnier de la musique électronique, qui avaient signés ensemble la bande originale totalement novatrice du classique du cinéma de science fiction « Forbidden Planet » (1956), alors que les premiers synthétiseurs n’existaient même pas encore ! Ce même ressenti pourra, en ce qui me concerne, également s’appliquer au titre « Beaujoire » situé quelques plages plus loin, avec ses formes et autres rebondissements soniques aléatoires, qui personnellement m’emmènent bien au delà du massif armoricain et de ses environs.

Dans la foulée, « Gournerie » se vit comme une immersion dans le microcosmos végétal, animal et minéral de ce grand parc verdoyant situé près de Nantes, avec une musique qui se fait à la fois crépitements d’insectes et bouillonnements aquatiques, le tout entremêlé dans une sorte de tapis sonore grouillant de vie. Pour rester dans l’univers de la SF que j’affectionne particulièrement, je me croirais ici bien davantage isolé sur la planète de « L’Orphelin de Perdide » du romancier Stefan Wul, dont sera tiré le célèbre film d’animation de Laloux et Moebius, « Les Maîtres du Temps ». Comme quoi cet album laisse véritablement libre cours à toutes les libertés d’interprétation ! Au cours de cette errance nocturne, on retrouvera un peu clairsemés les canevas plus caractéristiques de Bertrand Loreau, tels que sur « Îles de Versailles », avec ses carillons, ses arpèges électroniques, et ses nappes aussi majestueuses qu’ondoyantes. Ce court tableau musical est juste magnifique, laissant le promeneur solitaire en état d’apesanteur.

Aussi, « Saint-Anne » distille une ambiance paisible, faite d’une douce séquence hypnotique et d’une très jolie ligne mélodique. Le Kitaro intimiste d' »Oasis » (son meilleur album) n’est pas loin. Enfin, après être passé par d’autres étapes toutes emplies d’un sensibilité bien réelle et singulière, « Gare Sud », langoureuse pièce de conclusion de l’album, synthétise (c’est le cas de le dire) à merveille les deux partis-pris créatifs de l’auteur, l’un ouvertement expérimental (mais jamais aride, intello ou austère), l’autre plus « classique », avec ses séquences façon Tangerine Dream, et ses lignes mélodiques typiques du Bertrand Loreau que l’on connaît depuis le début de sa carrière.

Encore quelques bruits de pas, puis le réveil sonne, comme pour nous dire que la ballade est terminée. Notre guide, Bertrand Loreau, n’est certes pas le plus grand esthète sonore que je connaisse, même si l’artiste tire un point d’honneur à créer lui même ses propres sons, privilégiant l’analogique au numérique, sans jamais faire appels à ceux « d’usine » de ses nombreuses machines. Mais sa musique, très personnelle, jamais en panne d’idée ou d’inspiration, parle d’elle-même, se suffit à elle-même. Et l’artiste arrive toujours à créer de la beauté et un imaginaire puissant avec le strict minimum en guise de matière et matériel, comme c’est le cas plus que jamais auparavant avec cette « Promenade Nocturne » hors des sentiers battus, et qui, je l’espère, appellera bientôt le compositeur à d’autres errances fécondes et inventives. S’agit-il ici de son meilleur album ? Je ne suis pas loin de le penser. L’un des plus risqués et osé en tout cas, l’un des plus admirable aussi, qui compte désormais parmi mes préférés. Plus qu’un simple faiseur de musique électronique, Bertrand Loreau est un poète, tout simplement.

Philippe Vallin (8/10)

http://www.bertrandloreau.com/

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