Beirut – A Study Of Losses
Pompeii Records
2025
Thierry Folcher
Beirut – A Study Of Losses
Je viens d’écouter A Study Of Losses de Beirut et je ne sais pas par où commencer. J’ai beau le tourner dans tous les sens, je ne vois pas comment vous l’amener dans les meilleures conditions possibles. Si je m’en tiens uniquement à la musique, ce ne sera pas difficile pour vous le faire apprécier, mais au-delà de l’attraction naturelle des notes, il y a le concept général, très particulier, qu’il va bien falloir aborder. Déjà, le titre (Une étude sur les pertes) n’encourage pas forcément à aller plus loin, surtout par les temps qui courent. Mais en toute honnêteté, si je fais abstraction des fondements mêmes de ce disque, j’aurai l’impression d’avoir survolé le sujet et mal fait mon boulot. Alors, tant pis, vous aurez tous les détails concernant la fabrication de ce surprenant A Study Of Losses, signée de main de maître par l’étrange monsieur Zack Condon. Le début de cette aventure commence au printemps 2023 en Suède, lorsque Viktoria Dalborg, directrice du cirque Kompani Giraff, a demandé à Zack s’il était d’accord pour écrire la musique de son nouveau spectacle basé sur l’adaptation d’un roman de Judith Schalanski. Un ouvrage qui traite essentiellement de la perte et de l’impermanence de toutes choses (espèces animales en voie d’extinction, trésors architecturaux et littéraires en péril, vieillissement…). Et le plus surprenant, c’est que cette invitation a fait mouche et que le leader de Beirut s’est aussitôt investi dans ce projet hors du commun. En fait, c’est en étant complètement subjugué par le spectacle vivant du cirque qu’il a décidé de se lancer dans cette aventure unique de la création artistique. Et c’est en se référant au fameux 69 Love Songs de The Magnetic Fields (1999) qu’il a voulu composer les onze chansons et les sept thèmes instrumentaux de A Study Of Losses.
Et c’est vrai qu’il y a pas mal de similitudes entre les deux albums, surtout dans l’approche folk baroque de la musique et dans la variété de sons et d’idées. À présent, une brève présentation du groupe s’impose. Beirut est originaire de Santa Fe au Nouveau-Mexique et doit sa notoriété à sa façon toute particulière d’intégrer des musiques du monde dans ses compositions. L’intérêt que Zack Condon porte à la culture libanaise (d’où son nom), française (L’album The Flying Club Cup de 2007 comporte pas mal de références à la France), des Balkans et plus largement européenne en font un auteur très original qui ne semble pas vouloir se restreindre à ses racines américaines. Les sept albums enregistrés par Beirut sont tous directement liés à un lieu visité et répondent aux sensations que Zack a pu ressentir lors de ses voyages. Ce n’est donc pas surprenant que la Suède et le projet de Viktoria Dalborg l’aient autant séduit et qu’il n’a pas hésité à dire que A Study Of Losses était son plus grand album réalisé à ce jour. Et je me demande s’il n’a pas raison. Ne serait-ce qu’au niveau de la production, extrêmement lisse et débarrassée de toute agressivité. Zack chante super bien et paraît s’être exonéré de ce maniérisme gênant proche de Rufus Wainwright. Malgré le sujet, le ton de la romance est omniprésent et ne semble pas être en porte-à-faux avec les sujets abordés. Prenons par exemple « Forest Encyclopedia » et son questionnement légitime. La douceur de l’interprétation et l’animation assez guillerette de la musique se transforment en une poésie bienveillante qui se veut avant tout rassurante. Cette première chanson est calée entre deux pièces instrumentales de toute beauté. La première, intitulée « Disappearances And Losses », ouvre l’album dans une ambiance New Age qui sert de mise en condition pour préparer l’auditeur au spectacle de nos destinées. Et la seconde, au joli nom de « Oceanus Procellarum » est le premier mouvement d’un quatuor à cordes arrangé par Clarice Jensen, une amie violoncelliste déjà présente sur l’album No No No de 2015.
A Study Of Losses va donc dérouler ses alternances entre chansons intimes et passages baroques, que Zack nomme « Lunar Seas ». Un processus intellectuel inspiré d’un individu dont l’obsédante volonté est d’amener sur la lune tout le savoir humain perdu (sic). Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. C’est bien ce qu’il faut se dire en écoutant cette heure passée en compagnie de Beirut et de sa vision du monde en décrépitude. Alors, pour ne rien vous cacher, le voyage est vraiment très agréable et certains passages frôlent même l’extase (« Mare Imbrium »). Ma recommandation est de faire abstraction des discours et d’imaginer les prouesses acrobatiques que cette musique est capable de susciter. Mis à part le clip de « Caspian Tiger » (voir ci-dessous), je n’ai pas pu visualiser le spectacle de la Kompani Giraff, mais ces quelques images offrent un bel aperçu de cette fusion réussie entre musique et expression corporelle. Et puis, il y a de beaux passages qui surprennent autant qu’ils séduisent. J’en veux pour preuve le splendide « Guericke’s Unicorn » et son atmosphère tout droit débarquée des années 80. Le sacré est également bien présent avec « Sappho’s Poems » et « Mare Nectaris », deux grands moments où le recueillement s’installe sans peine. Zack joue quasiment de tout sur ce disque, des synthétiseurs aux percussions en passant par les habituels cuivres, chers à la panoplie Beirut. La richesse des harmonies, la complexité des arrangements et la diversité des morceaux font de cet album un réel moment d’extase qui n’a guère d’équivalent aujourd’hui.
Oubliez ma légère frilosité du début et plongez tête première dans ce A Study Of Losses, absolument génial. Les contraintes imposées par Viktoria Dalborg (une heure de musique) ont permis de donner du temps et de la substance à cet album à la fois riche et dépouillé. Beirut vient de signer un de ses plus beaux albums (si ce n’est le plus beau) et peut déjà prétendre à une jolie cocarde en fin d’année. Je le dis souvent, le jour déclinant, les grosses tempêtes et les peines accumulées sont souvent plus inspiratrices que le bonheur, la quiétude et le plein soleil. Cette étude sur les phénomènes de pertes et de vieillissement se révèle d’un attachement incroyable et permet d’accrocher de la lumière sur certains aspects difficiles de la vie. Finalement, c’est cette capacité à mettre de la beauté sur chaque chose qui dédouane l’homme de ses côtés les plus sombres. Zack Condon de Beirut œuvre dans ce sens, qu’il en soit remercié.