Azolia – Not About Heroes
Jazzwerkstatt
2021
Jean-Michel Calvez
Azolia – Not About Heroes
Le jazz vocal féminin a ses divas, mais il reste souvent confiné à la réinterprétation de standards ou à une écriture ou des improvisations ne bousculant guère les lignes établies depuis avant-guerre (la seconde… appelée mondiale). Il y a malgré tout quelques exceptions prenant d’autres chemins moins balisés. Par exemple Norma Winstone depuis longtemps (notamment avec le génial trio Azimuth), Susanne Abbuehl, ou encore Sidsel Endresen (avec ou sans Bugge Wesseltoft aux claviers) ou Youn Sun Nah, sur certains morceaux au bord de l’expérimentation. Bizarrement, tout ce petit monde ou presque a été accueilli sur le label ECM, l’un des plus enclins à prendre des chemins de traverse et tordre le cou aux traditions jazz trop peu aventureuses.
Et voilà qu’Azolia, un quatuor vocal basé à Berlin, emprunte le même registre plutôt minimaliste (très peu d’instruments, et section rythmique incomplète sans batterie) pour un album bien éloigné du groove dans lequel s’enferme si souvent le jazz vocal, celui de Melody Gardot, Diana Krall et bien d’autres. Azolia se permet même une autre quasi-innovation jazzistique : celle de l’album-concept, comme sur le superbe The Gift, où Susanne Abbuehl, que l’on vient de citer, empruntait ses textes aux poèmes d’Emily Dickinson. Le quartet Azolia puise quant à lui dans les écrits du poète britannique Wilfred Owen, blessé au combat en 1917 et décédé à 25 ans sur le front à l’automne 1918, une semaine seulement avant la fin de la Première Guerre Mondiale. Il est désormais considéré comme l’un des poètes majeurs de cette période. Ni couplet ni refrain dans Not About Heroes, la musique colle de près aux textes de l’œuvre d’Owen, et Azolia emprunte le titre de leur album à l’introduction de la publication posthume (1920) du recueil du poète-soldat fauché trop tôt, en pleine jeunesse.
Porté par la voix de la chanteuse belge Sophie Tassignon, le CD est donc un plaidoyer antimilitariste, mais sans agressivité ni violence (les textes d’Owen ne l’étaient pas non plus), pas même dans leur musique confiée à un trio assez singulier (digne des productions ECM, même si ce n’est pas le cas ici) : sax alto ou soprano, clarinette ou clarinette basse, et contrebasse acoustique. On y trouve aussi des instrumentaux et même quelques plages a cappella, où la voix de la saxophoniste Suzanne Folk vient rejoindre celle de sa collègue. Le minimalisme instrumental qui évite de noyer l’auditeur sous un déluge de notes convient bien à ce type de chansons à texte, et le rapprochement avec des ambiances tel que celles des albums de Norma Winstone chez ECM (Distances, Stories Yet To Tell ou Dance Without Answer) est parfois assez saisissante. Peu de groove ou d’accents be-bop ou swing dans les dix titres à mi-chemin entre jazz cool et musique contemporaine (ou, plus exactement, intemporelle), mais une élégance naturelle, une classe et une séduction absolues, encore magnifiées par le timbre de voix chaleureux (un peu étrange et voilé) de Sophie Tassignon et de sa collègue. À cela s’ajoute une prise de son renversante, notamment celle de la contrebasse, impressionnante d’énergie et de présence , ce qui séduira tous les audiophiles (et il y en a, chez les fans de jazz !). Un bel exemple de ces CD, pas si courants qui permettent de tester la qualité d’une installation hifi dans les salons huppés ou chez les vendeurs de matériel haut de gamme… mais le mieux est encore d’en profiter chez soi, pour son propre plaisir !
Bien entendu, ce jazz contemporain hors norme faisant fi des codes habituels au genre ne plaira pas à toutes les oreilles, sa sophistication et sa forte dépendance au texte conditionnant le rythme et la mélodie elle-même. Sans pour autant être vraiment expérimental, ni free jazz. Azolia est malgré tout assez représentatif d’une scène artistique berlinoise en ébullition ainsi qu’en recherche permanentes comme le fut, la Berlin school il y a bien longtemps, mais c’est une autre histoire ! Sophie Tassignon, la chanteuse du quartet, a d’ailleurs d’autres cordes à son arc, par exemple ses performances en solo pour voix et électronique. Quant au label berlinois Jazzwerkstatt, quasiment inconnu dans l’hexagone, il semble receler quelques autres pépites à explorer, faisant la part belle au saxophone et autres instruments à vent telle que la clarinette.
En tout cas, cet album d’Azolia prouve, s’il le fallait, que le jazz est capable de ne pas se répéter et d’ouvrir de nouveaux chemins même si, dans le cas présent, il s’est tourné vers le passé (et même vers l’Histoire) pour ses textes. Une exhumation salutaire ici, pour honorer un poète oublié (qui a cependant sa page Wikipédia…)
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