Arman Méliès – Ambrosia (+ interview)
Bellevue Music
2025
Fred Natuzzi
Arman Méliès – Ambrosia
Un équilibriste entre l’ombre et la lumière. C’est l’impression que laisse Arman Méliès avec son dixième album, Ambrosia. Obake, son effort précédent, sorti il y a seulement un an et demi, montrait bien cette recherche d’équilibre prônant la vie avec l’héritage des fantômes la peuplant. Ambrosia, cette boisson des dieux qui procure l’éternité, mais tue le commun des mortels, continue sur la voie du questionnement en prolongeant l’ensemble de son œuvre. La création et l’art étaient au cœur de la trilogie américaine, Obake prenait le temps d’explorer les transformations artistiques via les mondes électroniques, Ambrosia cherche les bouts d’éternité que l’on trouve dans la vie et dans l’absolu. Le son est plus organique, les cordes des guitares et du banjo font résonner en nous les expériences de la vie et Arman revient souvent à ses premières amours en solo : une folk incarnée, expressive, envoûtante, enivrante. Il manipule sa voix patinée par le temps pour nous faire ressentir des émotions poétiques nouvelles. Pour qui le suit depuis ses débuts, c’est tout simplement un enchantement et il est impressionnant de voir cet artiste avoir une direction si consistante, si cohérente et si singulière. Arman se transporte dans une dimension poétique construite de lumière et d’obscurité. Il s’inscrit finalement dans un firmament étoilé plein de ferveur et d’images d’une saisissante puissance. Ambrosia est apaisé et brille d’une lumière vacillante, mais forte et tranquille, comme une liturgie folk qui se découvrirait dans une chapelle de mots chacun pesé dans toute leur signifiance. De la poésie flamboyante de « Le Soleil En Soi » à celle plus acerbe de « Requiem Pour Un Pou » en passant par l’élégiaque « Casanegra », les dix chansons d’Ambrosia sont autant de petits trésors renfermant de grands horizons. Après tout, ce sont de formes d’éternité dont il s’agit. Pour donner vie à ces morceaux, Arman invite le batteur percussionniste de Timber Timbre, Adam Bradley Schreiber, ainsi que Pauline Denize au chant et aux violons, comme sur Laurel Canyon. À eux trois, ils façonnent ces joyaux en apportant leur sensibilité et tout leur talent.
« Le Soleil En Soi » ouvre le bal. Une folk pastorale rappelant les sonorités que l’on trouvait sur les premiers albums, une sorte de retour aux sources, illuminée de ce soleil tranquille et poétique, de ceux que l’on pourrait trouver chez Ennio Morricone, grande influence d’Arman. Comme une ballade contemplative, Pauline Denize chante avec Arman ce texte sur la vie d’une beauté époustouflante, tandis que les arrangements se chargent d’amener cette chanson tout là-haut, là où même les muses pleurent. Un sommet. « Requiem Pour Un Pou » (quel titre !) possède une atmosphère très cinématographique avec des sonorités sud-américaines un peu déconcertantes. Mais dès l’entrée du banjo sur le refrain, le morceau nous ramène en terrain plus familier. On se retrouve un peu à l’époque de Casino avec ces chœurs mélodiques et ce banjo paysagiste. Méliès dessine des traits de caractère universel, dans la petitesse de l’Être. Singulièrement délicieux. Cette guitare pleine de reverb de « Sous Les Siècles » est envoûtante et l’atmosphère suspendue et solennelle de cette chanson fige l’instant. Les percussions sont fines et élégantes, les violons de Pauline Denize font merveille et tissent admirablement un ciel étoilé en dessous duquel la poésie en quête d’un absolu cherche sa voie. Un trésor qui confine au sublime. L’étrangeté d’ « Ambrosia » dans ces voix entremêlées fait écho à Obake et à ses obsessions sur la vie et la mort, ce cycle qui ne peut être brisé. Laisser son empreinte pour fuir la réalité de la condition humaine devient universel. Et ne plus avoir peur de la fin. Le banjo soutient une instrumentation aux multiples tiroirs avec un art de l’enchaînement musical qui laisse pantois. « Religare 1 » clôture cette première partie avec un court instrumental en résonance des chansons passées. Roden Crater n’est pas loin.
On revient au début de l’histoire en quelque sorte avec « Quelques Kilos De Soleil », celui que l’on peut avoir en soi. Une ballade folk rappelant les belles heures d’un Midlake par exemple, avec des arrangements d’une beauté folle dans cette attente paisible d’une construction universelle. Une chanson bouleversante de poésie humaine, un autre sommet. Et cette guitare apaisée, narrative, aux sonorités si chaudes, fait chavirer le cœur. « Belle De Nuit » est encore une beauté pastorale, une ode à la vie qui passe. Les violons de Pauline Denize sont autant d’étoiles filantes dans la nuit que de vies qui traversent le temps. « Et la vie nous effleure » chante Arman, rappelant ainsi qu’il faut profiter du moment et des instants de grâce qui le peuplent. Serein, mais conscient du caractère éphémère de la clarté, c’est « droit au cœur » que tout se passe avant que « la nuit à revers » ne reprenne ses droits. « Casanegra » intrigue par son apparence sombre, comme si l’on arpentait des ruines et que l’on saisissait l’essence éternelle de leur histoire. Un lieu hanté par des voix presque surnaturelles, sur une instrumentation éthérée et minimaliste, avec en fond une rythmique invocatrice. Impressionnant. « Serre » termine par un autre thème universel : l’amour. Le début d’un voyage dans l’inconnu à deux, voilà une chose qui lie l’humanité à l’éternité. Musicalement, Arman s’enveloppe d’une atmosphère intemporelle, ambiente, avant de s’envoler dans un ciel étoilé, inscrivant une trajectoire indélébile. Il faut souligner le jeu des voix dans tout le disque, avec l’apparition de temps à autre de celle de Pauline Denize pour faire ressortir le propos à des moments clés. « Religare 2 », qui est la coda de « Serre », tord d’ailleurs la voix pour l’amener à une irréalité digne d’Obake.
Arman Méliès n’a de cesse que de se challenger créativement. Ambrosia est le jalon apaisé d’un travail commencé thématiquement avec Roden Crater et la trilogie américaine. Il est passé par tous les styles musicaux, ambient, post rock, pop, electro et enfin folk, pour parler de ce moment unique et magique qu’est la création, la fabrication de quelque chose qui se doit de rester, d’être insaisissable, qui vise l’éternité. Celle d’un sculpteur, celle d’un peintre urbain, celle d’un musicien. Qui écrit les légendes ? Il se l’est demandé, mais il a aussi élaboré sur comment on écrit celles-ci ! Obake parle d’héritage et d’influences conscientes et inconscientes qui accompagnent, et d’une certaine manière, conditionnent. Ambrosia parachève cette quête et parle de ce qu’on laisse derrière soi, comme une trace d’éternité, dans l’abstrait ou le concret : une vie en héritage, une musique, un lieu, un enfant…
La vie, comme la nuit, emporte tout. Arman Méliès propose sa vision de ce qui est universel et commun à tous. Ambrosia est un grand album, parmi les plus réussis de sa carrière. Oserais-je dire un chef-d’œuvre ?
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Afin d’éclairer ce nouvel opus, rien ne vaut l’opportunité de poser quelques questions directement au maestro Arman Méliès !
Frédéric Natuzzi: Il ne s’est passé qu’un an et demi entre Obake et Ambrosia. Pourquoi cette urgence à faire un nouvel album ?
Arman Méliès: Après l’enregistrement d’Obake, un album très cérébral, marqué par le contrôle et la maîtrise, j’ai rapidement ressenti le besoin de revenir à des chansons plus simples. Comme un retour aux racines, un retour à l’essentiel. J’ai donc commencé à accumuler une multitude de morceaux, écrits à la guitare acoustique. J’ai alors poursuivi dans cette voie, en privilégiant une écriture musicale plus concise, mettant l’accent sur les paroles et la guitare folk. Peu à peu, il m’est apparu évident que j’avais réuni suffisamment de matière pour concevoir un nouvel album.
FN: L’album a-t-il été écrit en réaction à Obake, avec une forme très incarnée et organique ?
AM: L’idée initiale n’était pas nécessairement de me positionner en opposition avec le disque précédent, mais j’avais en effet le désir de revenir à des choses plus simples, plus instinctives, plus naturelles. L’usage prédominant de la guitare folk et des cordes m’a offert l’opportunité de développer une écriture différente, bien éloignée des morceaux complexes d’Obake.
FN: Tu reviens un peu à la folk présente sur tes premiers albums, et ce dès le premier titre « Le Soleil En Soi ». Était-ce un choix délibéré ? Comment as-tu élaboré le son d’Ambrosia qui garde quelques sonorités électroniques associées aux guitares acoustiques et électriques, banjo, violons et percussions ?
AM: Je suis assez peu enclin à me retourner sur mon parcours, mais il est vrai que l’utilisation de la guitare acoustique et le choix d’une approche très organique du son ont contribué à rapprocher cet album de mes premières productions. Néanmoins, j’ai avant tout souhaité créer un disque moderne, capable de marier une structure de songwriting plutôt classique avec des sonorités et une production résolument contemporaines. D’où l’inclusion d’éléments synthétiques et de samples, pour insuffler à ces chansons une dimension plus actuelle.
FN: Comment as-tu travaillé avec Pauline Denize pour obtenir ces textures des violons sur l’ensemble de l’album ?
AM: C’est le troisième album sur lequel je collabore avec Pauline, après sa participation à Laurel Canyon et Obake. Nous commençons à bien nous connaître, et l’écriture des arrangements pour les cordes s’est faite de manière très simple et très naturelle. Je lui ai envoyé les maquettes, accompagnées de quelques idées d’arrangements, puis elle a réécrit ses esquisses pour en faire ces sublimes parties de cordes que l’on entend sur le disque. Là encore, elle a largement contribué à l’empreinte organique et poétique de l’album, en ajoutant, sur de nombreux morceaux, des chœurs.
FN: Pourquoi avoir fait appel à Adam Bradley Schreiber pour la batterie et les percussions ?
AM: J’ai découvert son travail en tombant sur quelques-unes de ses vidéos sur les réseaux sociaux. J’ai immédiatement été séduit par son jeu, son toucher unique et son son si particulier. J’ai ensuite réalisé qu’il était le batteur de Timber Timbre, entre autres, et que nous partagions donc des connaissances communes. J’ai pu obtenir ses coordonnées et lui envoyer un message accompagné de quelques maquettes, pour savoir s’il serait d’accord pour enregistrer les batteries de mon prochain album. Il a aimablement accepté, et je lui ai envoyé les sessions afin qu’il puisse enregistrer ses parties dans son propre studio, à Détroit. Les sonorités si singulières qu’il produit ont grandement marqué l’esthétique de l’album, avec un côté très chaloupé et très vivant.
FN: De quelle manière Emily Dickinson et Andrée Chédid ont-elles influencé ta manière d’écrire ?
AM: Plutôt que de parler d’influence, je préfèrerais évoquer un compagnonnage. Ces deux autrices, parmi d’autres, ont véritablement accompagné l’écriture de cet album pendant plusieurs mois. J’avais le désir de créer un album poétique, presque littéraire, et la lecture quasi quotidienne de leurs poèmes a, me semble-t-il, insufflé à mon écriture un élan inédit. Cela m’a permis de donner à ces chansons une forme nouvelle, où la nature dialogue avec les cieux, pour faire simple, même si la formule est un peu pompeuse.
FN: Ce disque célèbre la vie. J’imagine que « Quelques Kilos De Soleil » est une chanson très personnelle ?
AM: C’est une chanson qui parle de mes enfants et du temps qui s’écoule. Elle est sans doute l’une de mes compositions les plus personnelles, mais j’ai cherché à la rendre accessible à tous. Il s’agit avant tout d’exprimer le bonheur d’être parent et la joie profonde de voir grandir ses enfants, un sentiment somme toute assez banal et universel.
FN: Il y a un traitement particulier à certains moment sur la voix : elle peut être doublée, distordue ou en parallèle d’une autre. Était-ce volontaire pour lier les précédents albums à celui-ci ? (Je pense à AMIV et Obake par exemple).
AM: Comme je le mentionnais précédemment, malgré la structure assez classique de l’album, je ne souhaitais pas enregistrer un disque traditionnel et passéiste. La possibilité de traiter les voix de manière actuelle, parfois en les altérant, parfois en les harmonisant ou en les rendant plus étranges, a permis d’introduire de la modernité dans la production et de créer des chansons à la fois contemporaines et singulières.
FN: Dans le cas de « Le Soleil En Soi » chantée avec Pauline Denize, les deux voix ne se répondent pas mais avancent dans la même direction. Comment as-tu défini cette approche ?
AM: Cela s’est fait très naturellement. Je voulais que ce titre soit lumineux, apaisé, et je trouvais que le timbre de Pauline conférait à la chanson ce côté ensoleillé et se mariait à merveille avec ma voix plus basse et plus posée que sur bien des titres du disque.
FN: « Requiem Pour Un Pou » tranche par son ton. Quelle est l’histoire derrière ce morceau ?
AM: Pas d’histoire particulière, mais l’envie d’un souffle un peu épique. Si la majorité des chansons de l’album sont assez calmes, je voulais que ce titre contraste un peu avec le climat général d’Ambrosia, qu’il soit à la fois nerveux et habité, un peu sur la brèche.
FN: La chanson « Ambrosia » possède une instrumentation très riche. Comment as-tu élaboré ces strates de sons et ces enchaînements d’atmosphères ?
AM: Cette chanson fait précisément partie de celles qui, à mes yeux, participent au côté moderne de cet album. Si la guitare et le banjo sont prédominants, je voulais aussi qu’on puisse deviner des textures plus atypiques. D’où la présence de ces synthétiseurs un peu « larmoyants » qui, mélangés aux vraies cordes enregistrées par Pauline Denize, amènent une matière étrange, à la fois cotonneuse et pleine d’aspérité.
FN: Certains morceaux sont très solennels et presque étranges comme « Sous Les Siècles » ou « Casanegra ». Quelle intention voulais-tu mettre dans ceux-ci ?
AM: Il arrive parfois que certains morceaux nous résistent, ou que leur forme évolue considérablement au cours de l’écriture. A l’origine, « Sous les Siècles » était tout autre. Plus rythmé, plus solaire aussi, mais quelque chose me dérangeait dans sa première mouture. J’ai du chercher assez longtemps, sans succès, avant que l’idée finale me vienne soudainement. Tout à coup, les pièces du puzzle prenaient place comme par magie, et en quelques heures, la chanson trouvait sa forme définitive. A l’inverse, « Casanegra » ressemble à peu près à la toute première ébauche, mais il m’a fallu un peu de temps avant de réussir le texte qui conviendrait à ce morceau très lent et un peu brumeux.
FN: Les thèmes de la création, la vie et la mort, les formes d’éternité se répondent d’album en album depuis Roden Crater. Penses-tu être arrivé à la fin d’un arc narratif et poétique ? Tout semble apaisé avec cet album.
AM: Effectivement, si l’on compare ce disque à Roden Crater ou Basquiat’s Black Kingdom, les choses semblent bien plus paisibles. Et à bien des égards, elles le sont. Mais je n’envisage aucunement cet album comme la fin d’un quelconque cycle. Certes, le fait que ce soit mon dixième album invite sans doute à envisager qu’il s’agit d’une date charnière, de la fin d’un chapitre, que sais-je encore. Mais pour moi, ce disque représente avant tout la suite de mon aventure discographique. Il y aura sans doute dans un futur plus ou moins proche des choses tout aussi paisibles, et d’autres bien plus mouvementées. J’aime varier les plaisirs, et je tâche de ne pas me répéter, mais à l’heure actuelle, je n’ai aucune idée de ce que sera la suite. J’espère juste à nouveau me surprendre un peu, et prendre du plaisir en enregistrant les prochains disques.
FN: Ta dernière tournée était en solo. Comment l’as-tu vécu ? Que nous prépares-tu pour la prochaine ?
AM: J’ai adoré retrouver les sensations que j’avais pu connaître à mes débuts, lorsque je tournais dans cette formule. Et j’ai redécouvert avec beaucoup de plaisir le fait d’être à nu, sans artifice, et de vivre chaque concert comme si c’était le premier. Les morceaux de ce disque, assez épurés, se prêtent assez bien à ce genre d’exercice, donc je pense que dans un premier temps, je repartirai en solo. Ensuite, j’aime aussi beaucoup partager la scène avec d’autres musiciens, donc nous verrons ce qui est envisageable pour la suite.
Propos recueillis par Fred Natuzzi (Mars 2025)