Animal Triste – Jericho (+ interview)

Jericho
Animal Triste
Le Magnifique
2025
Fred Natuzzi

Animal Triste – Jericho

Animal Triste Jericho

À la suite de leur premier album éponyme, les membres d’Animal Triste avaient rebâti leur chapelle sur les braises incandescentes du rock. Night Of The Loving Dead était aussi brûlant que le Burning Man du désert de Black Rock. Non pas une résurrection, mais un remodelage enflammé, flèche vers le haut, flèche vers le bas, propre à réveiller un mort. Convoquant les fantômes de leurs héros, ils avaient transcendé cet héritage en façonnant des murs de sons mélodiques renversants, tout en gardant une ligne de vie solidaire et généreuse. Non pas un revival mais une continuité. Et pour leur troisième album, ils sonnent les trompettes de Jericho. Excusez du peu. Rien ne résiste à leurs attaques à coups de guitares abrasives, de chants incantatoires et de rythmiques destructrices. Les murs du rock tombent pour mieux être reconstruits. En somme, une belle métaphore de l’esprit qui anime le chemin musical de nos Normands enfiévrés, Yannick Marais au chant, Darko, Sébastien Miel et Fabien Senay, telle une trinité païenne, aux guitares, Cédric Kerbache à la basse et Mathieu Pigné à la batterie. Peter Hayes des Black Rebel Motorcycle Club accepte une nouvelle fois de les accompagner dans leur périple, mais il n’est pas le seul puisque Alain Johannes, connu pour ses participations aux mythiques Queens Of The Stone Age, Chris Cornell, P.J Harvey, Them Crooked Vultures ou encore Arctic Monkeys, prend lui aussi la route avec eux. C’est dire s’ils ont frappé très fort, assez pour faire se contracter les muscles stapédiens de nos deux légendes. En passant, Marina Hands descend dans leur crypte et y délivre une prestation passionnée. Jericho bouscule, entraîne, mord, fait exploser les compteurs, tranche, démolit, reconstruit, arme sa chambre de revolver avec onze titres, autant de cartouches qui feront mouche.

Avec un nom comme « Ave Satan », ce morceau ne pouvait qu’ouvrir l’album. D’autant plus que ça tabasse sec et que le niveau en termes d’assauts soniques est très haut. Intense comme jamais, Animal Triste balance à la face du monde leur hargne d’une fulgurance folle. On les connaissait démembreurs de fans de Zaz, ils se transforment en équarrisseurs guerriers du rock. Ils en rendent la noblesse à chaque seconde de ce titre constitué d’explosions sonores jouissives. Ils n’ont pas vendu leur âme au diable, mais leur route les a forcément amenés à le croiser. En résulte un mètre étalon qui ne fait qu’enfoncer le clou sur la place essentielle du combo dans le paysage rock français. Comme une virée de bikers sur les routes des déserts américains, c’est à grande vitesse que les souvenirs défilent dans les « Rearview Mirrors », une seconde histoire d’une personne laissée derrière soi dans un contexte trouble et vénéneux. Le sifflement de départ installe une ambiance cowboy, le riff entêtant de guitare reflète l’âme du personnage avant que tout ne s’emballe dans le soleil crépusculaire. Une claque cinématographique au final grandiose avec un Yannick Marais, ténébreux à souhait. Retour de la guitare acoustique avec « Homecoming King » où la voix de Yannick se rapproche de celle de Matt Berninger de The National. Une ballade mélodique au large spectre, envoûtante et aérienne, un terrain inédit pour Animal Triste qui pose habilement les contours de ses fortifications. À ce stade, il faut saluer le talent d’interprétation de Yannick Marais qui livre une performance différente à chaque titre. Pour « Teenage Wheels », c’est tel un Leonard Cohen habité ou un Mark Lanegan qu’il va s’inscrire dans cette chanson. Musicalement, c’est un autre voyage, existentiel celui-là, qui s’engage, une impression d’angoisse lancinante qui va progressivement exploser pour mieux s’exorciser. La batterie de Mathieu cogne avec une tension rarement atteinte. Tendu comme un arc, ce court morceau est un petit bijou.

Animal Triste Jericho Band 1

Alain Johannes partage le chant avec Yannick sur « River Of Lies » et il démultiplie la portée acide de ce titre. Encore une fois, l’intensité est présente sur tous les fronts, avec des guitares sirènes hurlantes, un clavier paysagiste étrange, une rythmique d’ambulance qui brûle tous les feux. L’ambiance Doors chamanique sur « Montevideo » installe une autre atmosphère vénéneuse avant un déchaînement de guitare confirmant que le voyage qui suit ne sera pas de tout repos. Des étincelles de violences contenues apparaissent dans la distorsion de la guitare, épée de Damoclès qui finira par s’abattre. La batterie y veillera. Impressionnant de maestria dans la construction et l’exécution. « Jericho » est un autre chemin peu emprunté par Animal Triste qui décide d’aller détruire des murs au détour d’un post rock fracassant. Marina Hands apporte sa sensibilité de poétesse à ce titre dont la mélodie vocale semble peu consciente de l’orage qui s’annonce, tout comme l’isolement de Jericho et son effondrement inattendu. « The Real Kanye West » change d’ambiance et l’on se retrouve plongé dans une transe urbaine. La phrase qui donne le titre est tirée d’un poème de Leonard Cohen qui dénonce l’inauthenticité d’un Kanye West. Les arrangements d’Alain Johannes apportent une dimension urgente, donnant à cette chanson toute sa place sur Jericho. Addictive et attachante. « Love Crimes » porte définitivement la patte d’Animal Triste. Un son énorme, le titre décoiffe, file à tombeaux ouverts et s’autorise un petit solo de guitare, fait rare pour le groupe, et l’on pense à toutes ces influences qui sont à la base de ce trip. Un peu de répit avec ce « Sad Generation » porté par un texte profond, en réflexion. Nick Cave n’est pas loin, mais ce qui frappe, c’est la dimension aérienne des arrangements très riches du morceau, avant qu’il ne mue dans une seconde partie plus dynamique. Le son de batterie est dément. Enfin, un riff de guitare acoustique fabuleux, une voix Morrisonnienne et des chœurs fantomatiques soulèvent « The Morning After » vers une aube aux contours incertains, guitare cowboy flinguante à l’appui. Belle conclusion pour un opus aussi badass !

Animal Triste Jericho Band 2

Jericho est un album exceptionnel. Animal Triste a sauté les étapes et a dégainé plus vite que l’ombre de tout le monde. Ils ne s’imposent aucune limite, et il n’y a pas de champ d’exploration trop vaste. En vrai, Jericho est un disque expérimental. Chacune des chansons apporte son lot de surprises, ici dans le genre musical, là dans les strates de son, ou encore dans les façons de chanter, ou d’écrire un texte. Ils ont pris des risques et ont abouti à un grand disque qui marquera les amateurs de forteresse rock. Monumental.

Coeur avec les pattes

https://animaltriste.bandcamp.com/

Crédits photos: Mélanie Lhote, Yann Orhan

 

Mathieu Pigné, co-fondateur et batteur de la formation, a eu la gentillesse de nous accorder un entretien au sujet de la fabrication du troisième opus explosif d’Animal Triste.

Animal Triste Jericho Band 3

Frédéric Natuzzi: Le rock a toujours été relié à la musique du diable. « Ave Satan » c’est votre serment d’allégeance ?

Mathieu Pigné: Au rock & roll, pas à Satan (quoique ce n’est jamais très éloigné). Ce titre, c’est surtout un clin d’œil à toute l’iconographie utilisée par le rock -et assimilé- depuis des années. On joue avec les symboles : le cross road de Robert Johnson, les références satanistes souvent utilisées de manière grand-guignolesque chez Slayer, ou encore les pochettes fascinantes de certains trucs de black metal. On n’est pas les premiers ni les derniers, je me souviens notamment de cet album des White Stripes : Get Behind Me Satan. Bref, quand tu penses esthétisme sulfureux, tu penses plus facilement au diable qu’au bon Dieu. Dans le rock, il y a quelque chose de sacré dans cette provocation. On a trouvé ça marrant de rendre un hommage discret à celui qui hante la musique qu’on écoute tous. Et puis, sincèrement, si tu fais allégeance au diable, tu vas plutôt sur Cnews ou Europe 1. On a quand même notre dignité.

FN: Ce titre, « Ave Satan », est dément. Un mur de son brûlant. Comment a-t-il été construit ?

MP: À l’origine, c’est un thème composé par Darko et pensé comme une musique de film. Quand on a commencé à écrire l’album 3, je me suis amusé à le speeder, juste pour voir quelle substance on pouvait en tirer. Les gars ont rajouté leurs idées, et le morceau s’est transformé en véhicule diabolique lancé pleine balle dans une forêt norvégienne. Comme c’était le premier morceau composé pour l’album, il a fixé la barre très haut, devenant un étalon à la fois puissant et avec des cornes en prime. Sur scène c’est tellement excitant à jouer.

FN: Le terme Jericho embarque une imagerie forte. Vous vouliez jouer avec ces concepts ?

MP: Absolument. Sur le deuxième album, on avait déjà trituré les thèmes du vaudouisme et des créatures nocturnes recyclées au dehors de la cité, notre manière de rendre hommage à Carpenter, Romero et toute cette clique de cinéastes qui nous ont construit quand on était mômes. Avec Jericho, on a poursuivi l’idée mais en élargissant le champ d’action; on s’est questionné sur le rapport aux âmes damnées, sur cette ville fortifiée, cette forteresse imprenable détruite par des trompettes. Mais Jericho c’est aussi une chanson fédératrice pour Martin Luther King et ses troupes chantée par Mahalia Jackson, ça a un sens très beau, très fort, très vrai. Et puis c’est aussi la plus vieille ville du monde, ce qui résonne avec notre vision de la musique: à la fois un art à protéger, un cri de ralliement, une bataille.

FN: En parlant d’imagerie forte, comment êtes-vous arrivés à la magnifique pochette de Yann Orhan ? Aviez-vous donné une direction spécifique ?

MP: C’est ça qui est fou avec Yann Orhan: on ne lui a donné aucune directive. C’était une proposition spontanée de sa part. Il a « juste » écouté la musique et a su capturer l’essence de l’album. Je suis persuadé qu’il avait déjà cette idée en tête depuis un moment pour nous. On partage tellement de références artistiques et musicales avec lui. La pochette mêle le sacré, le gothique, le néoclassique… On peut même y voir un clin d’œil homonymique à Théodore Géricault, le peintre de Rouen, avec ce côté romantisme/gothique. C’est la magie des « fils invisibles » qui nous lient à Yann: il nous a compris à la perfection en nous offrant cette œuvre. D’ailleurs il a aussi réalisé la pochette de notre camarade Arman Méliès, dont l’album sort en même temps que nous. Elle est sublime, tout comme l’album, l’artiste et l’humain.

FN: Comment avez-vous exploité les apports de chacun ? Y a-t-il un vote pour décider des compos à travailler ?

MP:: Chez Animal Triste, il n’y a pas de vote. C’est simple: c’est bien ça reste; si c’est juste pas mal, ça dégage, peu importe d’où ça vient. Par exemple, sur cet album, un morceau vient de Cédric (« Teenage Wheels »), un autre de moi (« Rearview Mirrors »). C’est une première. Mais il y a plein d’autres titres qu’on a jetés, et qu’on rebossera peut être un jour. L’idée générale, c’est que ça nous touche, que ça nous bouleverse ou que ça fasse remuer notre pantalon. On fonctionne de manière très communiste : tous crédités pareil, car on est tous dans le même bateau qui essaye de tenir sa proue au-dessus de la ligne de flottaison. Les Doors faisaient ça, Black Flag, BRMC, j’aime bien cette façon de faire, c’est à contre-courant mais ça me semble juste.

Animal Triste Jericho Band 4

FN: Avec trois guitares, c’est facile de savoir qui va faire quoi ? Ça se chamaille parfois ?

MP: Absolument pas, chacun à son poste possède des skills très différents. Seb par exemple, intervient souvent en dernier, c’est le champion du monde du picking et des arrangements noisy. On aime bien lui faire faire du « sale » en studio quand l’heure du démon arrive. Il a une telle culture de l’harmonie et de la musique qu’il est capable d’intégrer un plan de Darkthrone avec le son de Big Thief. Darko, lui, va plutôt s’occuper des couleurs et du groove. Il a ce truc très intéressant qui vient de son passé hardcore, de sa culture cold-wave, mais aussi de sa fascination pour la soul et les vieux trucs qui tournent à mort. Tu peux lui faire mixer Jeff Hanneman avec Nile Rodgers et je te jure que c’est digeste. Fab, lui, c’est plus le riff, le son, la matière. Il y a quelque chose de très troublant chez lui quand il plaque un accord, c’est comme si ça remplissait tout l’espace. C’est un peu le gardien du temple, il a toujours une manière fulgurante de retourner un titre avec très peu. Il peut sauver une chanson rien qu’en branchant sa guitare

FN: Yannick a un terrain de jeu qui s’étend de plus en plus. Comment a-t-il posé ses textes pour « Sad Generation » ou « Teenage Wheels »,  ?

MP: Sur « Sad Generation », ça a pris du temps. Le morceau existait depuis les démos de l’album 2, mais on n’arrivait pas à le finaliser. Comme s’il était trop « dense » pour Night Of The Loving Dead. Finalement, Yannick est revenu en fin de session de Jericho avec un phrasé très long qui a tout changé. D’ailleurs, Alex Maas de The Black Angels devait chanter dessus car il adorait le texte, mais ça ne s’est pas fait à cause d’un problème de timing. « Teenage Wheels », lui, est dédié à nos enfants. On est six dans le groupe, avec assez de kids pour monter une équipe de foot mix. Ils méritaient bien quelques petits mots.

FN: Peter Hayes est une nouvelle fois du voyage. Quelle a été son influence sur cet album ?

MP: Peter, c’est notre cousin d’Amérique. On est restés en contact après le deuxième album, on s’écrit pour se parler de ce qu’on écoute, des élections US etc…. Je lui ai envoyé les démos du troisième album pour avoir son avis, sans lui demander de participer, juste pour le plaisir d’échanger car c’est un être charmant, mais il a proposé de lui-même des guitares en choisissant ses morceaux préférés. Un matin (décalage horaire avec Los Angeles oblige), j’ai reçu un mail avec des pièces jointes et un petit mot : « j’ai pensé à vous ». Comment ne pas être bouleversé ? Son influence va au-delà de cet album : il a marqué nos vies et notre musique. C’est un homme d’une élégance absolue.

FN: Un autre invité de marque est présent sur cet album. Comment Alain Johannes est-il arrivé sur le projet ? Comment avez-vous travaillé avec lui ? Est-ce lui qui a voulu chanter sur « River Of Lies » ?

MP: C’est Yann Orhan qui nous a soufflé l’idée d’une collaboration avec Alain Johannes. Tu imagines bien qu’on a quasiment tous les disques qu’il a réalisés, produits ou chantés chez nous, mais on n’avait jamais imaginé qu’on puisse rentrer en interaction avec une légende absolue comme lui. Mon premier souvenir de lui remonte à 1999 ou 2000. J’étais encore tout jeune, et j’étais allé avec Fabien assister à un concert de Chris Cornell à l’Élysée Montmartre. Sur scène, il y avait ce type qui n’avait rien de la dégaine d’un musicien de l’époque. Il jouait sur une Fender Jazz master avec une aisance qui nous avait grandement impressionné. À partir de là, j’ai suivi sa carrière, que ce soit avec Queens Of The Stone Age, Them Crooked Vultures, en accompagnant de PJ Harvey, ou en produisant Arctic Monkeys. J’ai toujours trouvé son travail incroyable. Encore aujourd’hui, je découvre des trucs qu’il a fait. La chanson « Burning Jacobs Ladder » de Mark Lanegan par exemple. C’est un véritable chef-d’œuvre où on l’entend faire des chœurs. Bref, un jour, alors qu’on discutait avec Yann Ohran, il nous dit : « Les gars, je connais Alain Johannes. Il parle très bien français, je l’ai rencontré à Paris, c’est un chouette gars. Je pense que vous feriez un super boulot ensemble. » Et comme on aime beaucoup Yann, on écoute ce qu’il dit. Donc Yann a demandé à Alain s’il pouvait nous transmettre son numéro de téléphone, et Alain a accepté après avoir écouté notre musique. On s’est alors parlé pour la première fois sur WhatsApp. Il faut savoir qu’Alain n’est jamais plus de deux jours au même endroit dans le monde. À ce moment-là, on ne savait pas vraiment ce qu’on attendait de lui, si ce n’est qu’on rêvait de faire une vraie collaboration. Il a reçu très vite toutes les démos, et quand il a entendu « River Of Lies », il a proposé de chanter dessus car il trouvait le riff « so badass ». On était en concert quand on a reçu ses voix sur « River Of Lies ». Même a cappella, c’est fou ce qu’il fait. C’est un homme extrêmement charmant, généreux en anecdotes, loquace, qui est au cross road générationnel (décidément) de tellement de musiques qui nous ont inspirées. Et puis quel merveilleux musicien. Je comprends complètement pourquoi Dave Grohl, Josh Homme, ou Alex Turner répètent à l’envie que c’est un putain de génie. J’encourage tout le monde à mater le document Unfinished Plan, trouvable sur Youtube. C’est bouleversant.

FN: Marina Hands sur « Jericho », c’était une évidence ?

MP: Complètement. Avant même que le morceau soit fini, on savait qu’elle devait être dessus. Marina est une amie très proche, une artiste d’une sincérité remarquable avec des goûts musicaux pointus. C’est important les artistes dignes et cohérents. Il n’y en a pas tant. Son travail est admirable, quoiqu’elle entreprenne. Elle est juste partout. Dans la vie comme sur scène, sur la pellicule comme derrière un micro. On savait qu’elle aimait chanter et écrire des textes. « Jericho » était l’écrin parfait pour sa voix, et dès qu’elle a enregistré, on a su qu’on ne s’était pas trompé.

FN: Chaque morceau semble avoir une approche différente. La règle était-elle de ne pas avoir de règles ?

MP: Comme chez Fincher ouais, même si je suis plus client de Gone Girl que de Fight Club. La seule chose qu’on s’interdit, c’est d’être médiocre pour nous-mêmes. On n’a pas le droit. Ils sont déjà trop nombreux à le faire. Si ça ne frétille pas dans notre bide, ça finit à la poubelle.

Animal Triste Jericho Band 4

FN: « Sad Generation » possède une construction complexe. Comment s’est-elle développée ?

MP: C’est un titre qu’on a trituré dans tous les sens avant d’arriver à sa version finale. Ce qui était sûr dès le départ, c’était les refrains. Ils étaient là, et on savait qu’ils fonctionnaient. Mais pour le reste, on ne voulait pas tomber dans le piège de la ballade pure et simple, car ça peut vite devenir cliché, surtout pour un groupe de rock’n’roll. En même temps, le morceau ne se prêtait pas non plus à une interprétation violente ou explosive. J’ai donc longtemps cherché le rythme qui collait, une sorte de pattern de batterie inspiré par une programmation étrange, un mix entre un truc à la The National et quelque chose de plus personnel. Il fallait faire tourner le titre sans l’alourdir. Et il y a surtout ce phrasé particulier de Yannick, arrivé de manière complètement incongrue. Ça a apporté une dimension inattendue au morceau. Et là on a senti que ça palpitait. Pour la fin, on savait juste que ça allait partir en mode rapide un peu comme « The Rip » de Portishead, mais interprété par Godspeed You Black Emperor. Pour le reste, on s’est laissé guider par notre instinct, comme toujours. Pas pour rien qu’on a Animal dans notre nom.

FN: « The Real Kanye West » s’engage sur une atmosphère assez inédite. Comment avez-vous trouvé la direction de ce titre addictif ?

MP: On avait déjà le thème principal sur Night Of The Loving Dead: une ambiance électro-organique à la SUUNS un peu étrange, mais on n’arrivait pas à trouver la voie, le truc cool qui allait faire basculer le titre ailleurs. Il manquait quelque chose, alors on l’a mise en jachère. Et c’est là qu’Alain Johannes a encore tout changé. Il a complètement retourné le morceau en développant une sorte de contre-chant à la guitare, un motif qui se croise avec la ligne de chant de façon admirable. Cette superposition donne un relief incroyable au morceau. Je me souviens d’un mémo vocal -que j’ai gardé- oû il chante ce qu’il va faire à la guitare. Grande émotion.

FN: Comment as-tu travaillé ton jeu et le son de ta batterie ? Je pense notamment à « Jericho » synthétique au départ puis brûlant de post rock, « Sad Generation » et cette montée en puissance, « Montevideo » ultra percutant, et à « Teenage Wheels » et sa frappe énorme.

MP: Merci beaucoup. J’essaie toujours de me surprendre et de surprendre mes amis. C’est important pour moi. Et je sais que mes potes font de même. Il n’y a rien de pire que de rester dans sa zone de confort quand tu es artiste. À force, tu finis par être sec, et tu enregistres n’importe quoi, juste pour rester dans l’actualité, sans te poser la question du sens. Et c’est comme ça que tu fais des mauvais disques et que tu pollues les consciences.
Pour cet album, plus encore que pour les précédents, j’ai essayé de ne pas toujours suivre les directions qui me semblaient évidentes. J’ai voulu explorer d’autres pistes, voir si des chemins inattendus pouvaient mener à quelque chose d’intéressant. Parfois, ça ne fonctionnait pas. Mais d’autres fois, l’inconfort de la nouveauté a ouvert la porte à quelque chose de différent, d’excitant. On a souvent peur de ce qu’on ne connait pas, c’est débile. Au fond, il ne tient qu’à nous de nous offrir de nouveaux terrains de jeu pour nous exprimer. Et puis surtout, il faut continuer à travailler son instrument pour avoir le choix des armes.

FN: Après trois albums et une notoriété grandissante, l’état d’esprit du groupe a-t-il changé ?

MP: Non, l’état d’esprit n’a pas changé. Animal Triste reste un groupe d‘amis très proches, fondé pour se faire du bien et se purifier. C’est comme une saignée, ça fait mal parfois, mais ça libère. On avance à notre rythme, sans contrainte extérieure. On purge le venin. Ça permet de rester indignés sans tomber dans l’aigreur. Ce groupe, c’est aussi ce qu’on doit à la musique. C’est le moins qu’on puisse faire pour elle, pour nous, et pour ce qu’on laissera. On est quand même dans une période bien dégueulasse où si tu veux faire les choses correctement, tu te condamnes à t’adresser au moins grand nombre. On a beaucoup parlé -à juste titre- de mal-bouffe, et ça a heureusement fait bouger certaines lignes. Pas assez encore. Il serait peut -être temps de parler aussi de mal-culture, et des artistes/artisans qui en souffrent.

Propos recueillis par Fred Natuzzi (Février 2025)

3 commentaires

  • ERIC PERNÈS

    Bonjour
    Je vais écouter l’album. Je suis impatient de le faire. Mais j’avais envie de passer par les mots de Clair Obscur avant de me lancer sur les nouveaux sillons d’Animal Triste. Merci Fred et Mathieu de nous expliquer comme dirait un certain Arman Méliès comment fonctionne la machine créatrice et de quoi elle se nourrit.
    On sent cette indéniable envie de se forger une identité musicale singulière aux antipodes du easy listening en croisant toute sorte de culture. Que cela fait du bien. J’espère vous voir en live. Je vous souhaite tout le succès que vous méritez.

  • ERIC PERNÈS

    Troisième opus brûlant, incandescent à souhait. Urgent dans sa façon de nous dire que le rock n’est pas mort. Qu’on l’habille de noirceur ou de guitares plus acoustiques. Il est là vivant, au fil des émotions.
    De Ave Satan à The Morning After, c’est une déclaration fiévreuse aux guitares acérées à la musique qui fait d’Animal Triste un groupe incontournable de la scène française.
    L’écriture est ciselée, et portée par la voix envoûtante de Yannick Marais, le son porte la patte du groupe qui continue à explorer des territoires musicaux et cinématographiques tout en n’oubliant pas de forger son identité.
    Chaque morceau est un voyage dont on ressort différents. En cela les diverses collaborations donnent un sens à cette recherche créative perpétuelle. S’il y avait un morceau à mettre en exergue pour résumer cet opus ce serait Teenager Wheels: dense, urgent, électrique à souhait et tellement touchant. Merci Animal Triste pour ce voyage on the dark side of the mood

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