Alain Bashung – Fantaisie Militaire (réédition 2014)
Alain Bashung
Barclay/Universal
On a beaucoup glosé sur l’aspect mercantile et déontologiquement douteux de publier post mortem les archives d’un album, au titre oxymorique, unanimement salué par la critique en son temps (1998). « S’attaquer » à cette œuvre mythique du rock d’expression française fera hérisser le poil, non seulement aux admirateurs de l’Alsacien (son vrai patronyme est Baschung), mais également à tous les mélomanes agacés par cette nouvelle voie explorée par les maisons de disques : exploiter les fonds de tiroirs afin de créer de luxueux coffrets à prix prohibitif dont le seul objectif semble être d’assommer le passionné friqué. Heureux malgré tout de payer pour pénétrer dans les coulisses d’un chef-d’œuvre adoré. On a également beaucoup discuté de l’aspect « blasphématoire » consistant à mettre à jour des versions de travail qui étaient censées rester fœtus, embryons, voire, pour certaines d’entre elles, mortes-nées. Les voici ainsi réfrigérées et resservies, plus de quinze ans après. Qu’en aurait pensé l’Alain lui-même ? Si ces pistes de pré-production avaient été évincées par le chef, c’est qu’elles n’étaient pas promises à grand avenir. Contrairement aux titres finalement retenus dont le temps a prouvé l’excellence. Ce n’est hélas pas si simple.
Certes, aucune des pistes alternatives proposées dans ce luxueux coffret ne saurait tenir la dragée haute aux douze chansons figurant sur l’album originel. Alors quid de ces deux disques supplémentaires ? Rassurons le lecteur angoissé en déclarant tout de go qu’elles valent leur pesant d’étincelles. Ces « fantaisies militaires ajoutées » apportent plus qu’une simple valeur historique. Elles démontrent à quel point le choix initial opéré alors par le Maître de cérémonie était pesé, sous-pesé et, finalement, avalisé. En fait, ces nombreux « bonus » servent surtout à prouver, en creux, la perfection des versions proposées au public ébahi. L’exemple le plus parlant reste le joyau d’exposition « Malaxe » dont il faut attendre le troisième essai pour qu’éclaboussent enfin ces foyers d’émotion, typiques de l’univers du « Bashung tardif », si on nous passe l’expression. Il apparaît également de manière très prégnante que les textes exigeants du géant Jean Fauque, malaxés par Alain Bashung, forment des sommets d’intelligence, de malice et d’émotion, jamais égalés. Même à l’état d’ébauches. Preuves ? (Ma vie sous verre s’avère ébréchée (« Dehors »), un judas m’a lorgné et j’ai pris l’hiver en grippe (« Sommes-nous »), D’ici là, j’aurai balayé les cendres et tout ce qui s’ensuit (« 2043 »).
Musicalement, l’auditeur pourra peut-être rester sur sa faim. Beaucoup de boucles, de rythmes, de climats qui peuvent, au final, lasser. Comme on peut le lire dans le livret accompagnant les rondelles, la stratégie développée alors par l’artiste et ses acolytes peut se décomposer en quatre étapes : 1) Jean Fauque propose des dizaines de textes que le chanteur va lire, découper, recomposer et « copier/coller ». 2) Bashung va chanter les textes presque finalisés en s’accompagnant de sa fameuse Gisbon acoustique. 3) Ces constructions matricielles seront proposées à différents « bidouilleurs » ( Les Valentins, Rodolphe Burger de Kat Onoma, Richard Mortierou Jean-Marc Lederman) qui auront à charge de transformer la pierre brute en diamant noir. 4) La quatrième étape, qui revient, de droit, au Maestro, consiste à retenir la meilleure évocation sonore de la prose envoyée. Le bon choix douze fois. Chapeau bas.
N’en déplaise aux grands Brel et Ferré, jamais la langue française n’avait aussi bien sonné, jamais la musique française avait paru… si peu française justement. Pourtant, le secret avait déjà été éventé, dans le magnifique « Aucun express » : Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée.
Christophe Gigon (10/10)
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