Abel Chéret – Amour Ultra Chelou (+interview)
Auto-production
2019
Franck Houdy
Abel Chéret – Amour Ultra Chelou
De retour en 2019 avec un nouvel EP intitulé Amour Ultra Chelou, produit par PAG (Pierre-Alain Grégoire d’Agape), Abel Chéret nous narre, de son ton pince-sans-rire, sa vision toute en dérision de l’amour, du sexe, de la solitude et de l’opportunisme de notre monde. Ce clownesque dandy moderne incarne ces sujets tout en restant à-demi perché sur son croissant de lune, la tête dans les volutes célestes et habillé de ce regard-filtre passant du faussement distancié au curieusement dubitatif. Il revêt cet apparat comme on enfile une vieille paire de lunettes rayées dont on ne veut pas se départir tant elle est devenue une part de soi, une protection surannée certes, mais un rempart dont l’élégance est ce qu’elle suggère de sensibilité.
L’EP débute avec « L’Amour Saignant » qui aborde le sujet de la relation amoureuse que l’on goûte et que l’on jette avant qu’elle ne se gâte, à la façon d’un plaidoyer en faveur de la pulsion sexuelle dans sa pureté primale. L’amour-plaisir vu comme produit de consommation que l’on choisit dans les rayons de nos rencontres et qui porte dès ses prémices, comme tatoué sur sa peau, sa date limite de consommation. Le champ lexical est savamment pesé et ce sera une constante sur l’ensemble des titres de cet EP, ce qui n’est pas un vilain défaut, bien au contraire. Dès les premiers couplets on comprend que le garçon sait et aime écrire mais que ce savoir-faire est en plus doublé de finesse et même triplé d’inventivité : « Comme un gourou qui harangue les âmes perdues, ma langue s’attendrit en chair de mangue, passe la erse de craie de ton palais ».
Les arrangements sont très électros mais gorgés d’un sang battant et chaloupant. Abel Chéret nous avait habitué à des orchestrations très différentes dans ses EP La Tête Sur Les Epaules – 2012 et Amertumes – 2014, il prend ici un virage habilement contrôlé. Dès le premier titre, une parenté avec le Serge Gainsbourg s’amusant des codes propres à la déferlante Yé-Yé se fait jour. Tout ici dénote une grande intelligence, un savoir conscient du chemin à prendre : les textes truffés de jeux de sonorité, la voix très déchantée, la construction percussive. Et tout ce jeu d’habile adaptation se fait sans jamais se départir de son propre style. Et quel style ! On se demande même si ces recherches ne lui permettent pas, finalement, de mieux l’affirmer et de le comprendre davantage en le défrichant et le malaxant jusqu’à le découvrir plus étendu encore.
« Calor Humedo » arrive telle une prolongation de « L’Amour Saignant », nous plongeant au cœur de l’étreinte charnelle et sexuelle, projetés dans une nature sauvage, gourmande et carnivore. Ici, les claviers nappent tout en suavité, le choix des sons nous renvoie à l’Amérique latine, à la musique cubaine et le refrain en espagnol assène le coup de grâce qui nous fait succomber. Le thème de « Lovely Doll » est pour le moins original et traité avec une intelligence saisissante. C’est assurément une de mes chansons préférées de cet EP. Abel Chéret y campe à travers ses mots l’émotionnel d’une poupée objet sexuel et dénonce par la même les violences faites aux femmes mais également une forme de grande solitude humaine. Choisir l’image de cet ersatz de femme compensatoire, sans vie, inerte et donc soumise est un angle de tir absolument génial, qui à mon sens exprime la quintessence de l’expression de cet artiste : dire et porter les sujets, importants ou dérisoires, grâce à une mise à distance raisonnée et un second degré tout en finesse, bourré de métaphores, pour mieux mettre en lumière la portée du discours : « En position tordue, l’arc détendu, vous me jetez sur le côté. » ou encore « Dans mon écrin rose, une bombe explose, ce sont comme des éclats d’obus qui perforent l’antre intime d’un ventre qui ne m’appartient plus. ». Quand tombe le refrain « Je suis, je suis, je suis Lovely Doll, la poupée que l’on viole », on comprend que si l’écriture des couplets est métaphorique ce n’est que pour rendre ces deux vers encore plus percutants et par la répétition de cette affirmation « Je suis, je suis, je suis… », la poupée semble prendre vie et nous martèle le cœur. Il faut enfin saluer l’interprétation d’Abel qui chante ici de manière subtilement atonique, comme en état de torpeur, ajoutant ainsi une force considérable à son propos. Vous l’aurez compris cette chanson est à écouter d’urgence.
Encore une illustration du second degré jouissif de cet auteur-compositeur-interprète, traiter du cyclone Irma non par le prisme de l’œil catastrophé listant les dégâts occasionnés par son passage mais comme une belle opportunité de sortie de crise pour un entrepreneur au bord de la faillite : « Irma, j’espère qu’un jour ou l’autre tu reviendras nous caresser les côtes encore une fois ». Irma déesse et non démon.
S’en vient « Western Eros », dernière chanson de l’EP et dont le clip, réalisé par Merick et Gohu, vient de sortir. L’histoire ? Une transposition sexuée des codes du western pour narrer une masturbation prodiguée par une jeune femme à son petit-ami pendant une séance de cinéma. Le clip prend un tout autre biais, s’axant sur les notions de plaisir-domination et de contrôle érotique, le tout dans le décor d’une plage vide, à marée montante, figurant le déferlement d’un plaisir qui nous submerge. Cette chanson a le souffle d’une épopée, elle nous prend dans son tumulte érotique et termine de nous emballer en nous propulsant au cœur d’une horde de chevaux sauvages galopants à vive allure vers l’Amour Ultra Chelou, vivifiant et ébouriffant.
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Interview d’Abel Chéret (réalisée en octobre 2019 par Franck Houdy):
C&O : Bonjour Abel, ravi de passer ce moment en ta compagnie. Avant de commencer, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ? Qui es-tu, d’où viens-tu et surtout où vas-tu ?
Abel Chéret : Bonjour. Je suis né aux Sables d’Olonne, j’ai passé 18 ans de ma vie là-bas ce qui m’a nourri en terme d’imaginaire, des paysages vendéens à l’environnement marin de ma petite ville de province. J’ai commencé la musique par le biais de l’écriture. Il y avait un groupe de rock dans mon lycée qui avait recruté mon meilleur ami comme chanteur et je me suis mis à écrire des paroles pour eux (NDLR : le groupe s’appelait Les Cerfs-Volants et poursuit aujourd’hui encore sa route sous le nom de Léonie). De fil en aiguille, je me suis retrouvé à chanter également dans ce projet et finalement j’y ai pris plus goût que lui. Lorsqu’il a arrêté, j’ai continué et l’aventure a duré environ huit ans. Lorsque je suis monté à Paris, nous avons tenté de continuer mais la distance a finalement mis un point final à ma présence au sein du groupe. Mais c’est quand même grâce à cette expérience que je me suis formé à la théorie de la musique, au contact de mes potes qui avaient suivi une formation de violon et trompette au conservatoire supérieur. En parallèle, j’ai toujours écrit des petites chansons avec ma guitare, plus intimistes et plus personnelles, et cela a fini par prendre plus de place et à être plus épanouissant pour moi. Et je commençais à comprendre que ma voix était plus adaptée à ce style qu’au rock.
C&O : Tes deux précédents EP La Tête Sur Les Epaules et Amertumes étaient musicalement très différents d’Amour Ultra Chelou, comment cette mutation s’est-elle opérée ?
Abel : En fait, il y a eu un temps assez long entre Amertumes (2014) et Amour Ultra Chelou (2019). J’ai même écrit les chansons d’Amertumes entre 2012 et 2013, ce qui fait quasiment 5 ans entre les deux phases d’écriture. J’ai été accaparé par d’autres activités qui font que j’ai passé beaucoup de temps à tourner avec mes chansons car je n’étais plus tellement disponible pour l’écriture. C’est une période où j’ai écouté pas mal d’autres choses, de la pop française, des trucs un peu différents. Alors quand je me suis remis à écrire, je me suis dit que je devais être plus en accord avec ce que j’écoutais et qu’il fallait que je trouve un son qui me corresponde. J’ai pensé qu’il fallait que je tente autre chose, que je modifie ma façon d’appréhender la musique et c’est comme ça que j’ai décidé de me contraindre à composer uniquement avec mon ordinateur.
C&O : Effectivement, on entend une grande minutie dans ton écriture et une recherche sonore qui ne l’est pas moins. Comment as-tu abordé l’écriture et la composition des chansons qui composent ton dernier EP, Amour Ultra Chelou ?
Abel : Je ne me suis mis aucune contrainte au niveau de l’écriture. Il se trouve qu’à ce moment-là j’étais passionnément amoureux et je constatais que tout ce que j’écrivais en dehors de ça n’avait pas de sens. Ce n’était que de l’ordre de la technique ou de l’intellect. Et il s’est avéré que les cinq morceaux qui ont retenu mon attention au sortir de cette phase d’écriture de l’été 2017 étaient finalement liés au sujet de l’amour que je vivais et aux sentiments et émotions qui me traversaient alors. C’est ce qui donne finalement une teinte EP-concept même si ce n’était pas ma démarche.
C&O : Tu as un ton bien à toi, un personnage scénique qui l’est tout autant, je suppose que tu en as conscience. Tu campes ce personnage lunaire, tout en abstraction sans être hors de la réalité vu les sujets que tu abordes, alors quelles sont les références musicales et les sources d’inspiration, tous horizons confondus, qui viennent nourrir ton univers d’auteur-compositeur-interprète ?
Abel : C’est toujours compliqué de parler d’influences car on ne sait jamais ce qui est de l’ordre du naturel et de l’inspiration. Je n’ai pas vraiment cherché à construire un personnage. Quand je suis face au public, j’essaie plutôt de m’écouter et de voir ce qui marche, ce qui me touche, ce que je peux dévoiler de moi et qui est en phase avec ce que j’écris et ce que je veux proposer sur scène. En arrivant sur Paris, je suis passé par une école de chant et de théâtre et j’ai eu quelques cours de clown. J’y prenais beaucoup de plaisir mais c’est aussi là que j’avais le plus de difficultés. Je pensais que cela serait facile pour moi mais c’est un exercice vraiment très compliqué où il faut être dans le vrai, pas dans le jeu, ce qui est très difficile. Cela apprend à s’écouter, à être dans ses sensations. Et je me dis aujourd’hui que lorsque je sens que quelque chose fonctionne, c’est que je suis dans cette vérité-là. Après je ne sais pas s’il m’a influencé mais quelqu’un comme Nicolas Jules sur scène c’est vraiment ouf et je pense qu’il est aussi dans cette approche, il est très inspirant en tout cas. Ça ouvre des portes.
C&O : Tu as déjà sorti trois extraits de cet EP et chacun est accompagné d’un clip. Comment abordes-tu la place de la mise en image de tes chansons et penses-tu que le clip soit un incontournable ?
Abel : Pour ces trois clips, j’ai fait confiance à des gens dont j’aimais l’univers. Pour « Calor Humedo », j’ai donné quasiment carte blanche. J’ai travaillé avec Simon Dronet qui fait des animations pour beaucoup de séries animées, je trouve son travail fin et beau et j’adore tout ce qu’il fait. Sur la base de ce postulat je me suis dit que si je le laissais s’exprimer en toute liberté il y avait de fortes chances que cela me plaise. On a juste réajusté quelques images qui m’allaient moins mais il a vraiment créé le clip de À à Z. Pour « L’Amour Saignant », j’ai travaillé avec Rosalie Charrier. Le clip s’inscrit plutôt dans l’esprit Wes Anderson, il est assez surréaliste, très « fait main » dans les décors, nous avons eu plusieurs rendez-vous pour travailler mais je lui ai laissé beaucoup de liberté car j’avais beaucoup aimé son premier clip et toutes les références qu’elle me proposait me parlaient ce qui a permis de poser un bon climat de confiance. Pour le dernier clip, « Western Eros », je ne voulais pas le clipper même si en live ce titre fonctionnait très bien. Et puis cet été, cette chanson a fait partie de la playlist de France Inter, cela a changé la donne. Personnellement, je ne voyais pas quel clip en faire, l’histoire était trop précise, j’avais trop d’images dans ma tête et je finissais par m’y perdre. Je me suis dit que la seule méthode pour contrecarrer cela serait de proposer à d’autres personnes d’écrire le scénario sans que je leur donne d’indication. Nous avons donc reçu plusieurs propositions que nous avons décliné. Un jour, nous avons reçu un mail d’une boîte de production qui voulait proposer des projets à de jeunes réalisateurs et c’est comme ça que nous sommes rentrés en contact avec Merick et Gohu. Ils avaient bien accroché sur le morceau et avaient de bonnes idées qui sortaient de l’imagerie western trop attendue en utilisant beaucoup de jeux métaphoriques et puis l’aspect maritime également. Tout cela me parlait beaucoup. Ils envisageaient de tourner à l’île de Ré et il s’avère que Margaux et moi y passions nos vacances d’été (NDLR : Margaux Billard est la comédienne qui joue dans le clip). Nous nous sommes dit qu’il y avait là un signe du destin et nous avons décidé de leur faire confiance. Comme à chaque fois, nous avons réajusté quelques points du scénario et sommes intervenus sur la phase de montage lorsque certaines images nous semblaient moins bien fonctionner mais nous avons trouvé une entente vraiment cool et nous sommes très contents de ce clip.
Et quant à savoir si le clip est incontournable encore aujourd’hui, je répondrais qu’il l’est encore plus aujourd’hui où les gens consomment beaucoup la musique via Youtube et l’univers visuel influence énormément l’écoute malheureusement. C’est un peu dommage même si c’est hyper intéressant à travailler, je trouve que la musique devrait se suffire à elle-même mais cela n’est pas vraiment le cas aujourd’hui. Développer un visuel est un tout autre travail mais c’est super intéressant. Ce qui est essentiel c’est de trouver les professionnels qui comprennent ton délire et sont en phase avec toi.
C&O : Sur scène, tu t’accompagnes au clavier et tu es appuyé par un batteur, Franck Camerlynck, qui est à tes côtés depuis quelques années. On pourrait y lire que la place de la structure rythmique est un des points forts de ton approche musicale, est-ce le cas et comment as-tu abordé la question de la scène avec ce nouveau projet ?
Abel : Lorsque j’ai composé ces nouvelles chansons, je l’ai fait en pensant que je garderai la formule en trio, à savoir un batteur, un gars au cuivre pour jouer des thèmes musicaux, des mélodies pendant les refrains, les ponts et moi au chant mais sans ma guitare. J’ai écouté beaucoup de musique cubaine, de la cumbia et des trucs électro- cubains histoire d’absorber des idées de rythmes intéressantes et j’ai beaucoup travaillé en posant mes textes simplement sur des rythmiques. Donc pour cet EP l’aspect rythmique est vraiment important. Ensuite j’ai joué de manière électronique tous les inserts mélodiques que j’imaginais aux cuivres et lorsque nous avons voulu y revenir en live ça ne marchait pas très bien dans le délire, dans la couleur des sons et nous avons dû laisser tomber. Donc sur scène on a gardé la batterie qui est le fondement de la structure percussive avec les sons de bongo, de claves, le kick de la caisse claire.
C&O : Comme tu l’as évoqué, on commence à entendre tes chansons sur France Inter, Fip, Néo, j’imagine que cela est très gratifiant mais est-ce que cela induit aussi la nécessité de créer de nouvelles chansons, d’enregistrer prochainement, pour battre le fer. Qu’en est-il à date?
Abel : Effectivement, je me suis remis à écrire cet été. Pour le moment j’ai trois chansons qui se dégagent de la dizaine nouvellement écrites et qui sont maquettées. Donc nous nous sommes remis au boulot avec PAG qui avait produit Amour Ultra Chelou. L’objectif est de sortir un nouvel EP en mars 2020. Si des structures professionnelles m’approchent et veulent me porter vers un format album, c’est envisageable mais en tant qu’artiste autoproduit, mon objectif est de continuer à avancer et d’écrire ce prochain EP. Et c’est parti, j’ai deux nouveaux morceaux qui sont produits et qu’on a testés sur scène également. Ce sera dans le même délire qu’Amour Ultra Chelou, avec cependant un côté un peu plus froid dans l’instrumentation, mais on reste dans la même veine que ce soit dans les thèmes, l’écriture ou la musique.
C&O : Merci beaucoup Abel. On a hâte de découvrir la suite… À bientôt.