Yann Tiersen – All
Mute Records
2019
Thierry Folcher
Yann Tiersen – All
En 2016, Yann Tiersen publiait Eusa (Ouessant en Breton), un album dont tous les titres faisaient référence à des lieux de cette île du Ponant. L’auteur de la BO d’Amélie Poulain (mais pas que, loin de là…) est désormais installé depuis dix ans sur ce bout de terre devenu sa principale source d’inspiration et vient même d’y aménager un studio d’enregistrement. Car si Eusa a été inspiré par les brumes Ouessantines, il a été enregistré outre Manche, aux mythiques studios Abbey Road de Londres. All sera donc la toute première production de l’Eskal, une ancienne discothèque désaffectée, transformée par Yann en lieu culturel de l’île. La différence ne s’arrête pas là, car si Eusa était une jolie suite de morceaux joués au piano, All déploie un environnement musical plus diversifié et permet, sans faire de jeu de mots avec le titre de l’album, de rassembler TOUS les aspects créatifs de Yann Tiersen. Pour en revenir effectivement au titre, All c’est à la fois le terme Breton (autre) et le terme anglais (Tout). Un double sens volontaire pour définir une ouverture aux autres et au monde dans sa globalité. Même si on retrouve la langue bretonne sur ce disque, il n’y a rien de cloisonné, au contraire. C’est une ode au voyage et à la découverte des autres que nous propose Yann Tiersen. On va se déplacer à Berlin (Tempelhof), chanter en Feroïen (Erc’h) ou en suédois (Koad), tout en étant accompagné de sons captés en divers endroits de la planète, avec toujours cette même volonté de sublimer le Monde. A ce sujet, le cas de l’ancien aéroport de Tempelhof, devenu un parc de loisir à Berlin, est significatif quant à l’approche écologique de All.
Musicalement la démarche de All s’apparente à ce que Yann a pu faire à l’époque de L’Absente ou de Les Retrouvailles où les parties vocales étaient reprises par des personnalités aussi différentes que Stuart Staples, Jane Birkin, Neil Hannon, Miossec ou Dominique A. C’était la preuve évidente que sa musique pouvait s’adapter à beaucoup de répertoires tout en restant cohérente. C’est un sentiment de communion et de tendresse que l’on ressentait et qui rejaillit aussi sur All. Personnellement, à l’écoute de ce dernier album, j’ai vécu un véritable enchantement et même si le « son » Tiersen est bien présent, j’ai l’impression qu’il est passé à autre chose. Son univers est plus apaisé, plus contemplatif et aussi plus chaleureux que sur Infinity qui annonçait déjà un virage artistique. L’âge, la maturité et le travail en commun avec son épouse Émilie Tiersen y sont certainement pour beaucoup. Yann a composé toutes les musiques et joue toutes les parties instrumentales, les textes sont de la plume des invités dans leur langue d’origine et Émilie se pare par endroits du costume de narratrice. Pour la production, il a été épaulé par Gareth Jones bien connu pour ses collaborations avec Depeche Mode et Indochine. Le voyage d’un peu plus d’une heure commence avec « Templehof », une douce romance au piano qui semble faire le lien avec Eusa mais va se transformer sur la fin en un puissant passage musical qui annonce « Koad », le titre suivant chanté par Anna Von Hausswolff. Une promenade en forêt bercée par le chant des oiseaux où la jolie suédoise nous envoûte littéralement avec un timbre éthéré proche de celui de Jònsi, le chanteur de Sigur Ros.
Des forêts de Suède, le voyage nous invite ensuite sur les landes des Îles Féroé avec « Erc’h », une méditation profonde portée par la voix d’Òlavur Jàkupsson qui ressemble étonnamment aux incantations mystiques d’Alan Stivell. On est forcé de constater que les langues scandinaves, par leur côté guttural, sont très proches du parlé Breton. Ce sont, pour la plupart d’entre nous, des langues inaccessibles qui vont avoir le pouvoir d’accentuer l’aspect mystérieux et onirique que l’on ressent tout au long de l’album. « Erc’h » va continuer à prendre de la hauteur grâce à l’ajout d’un chant choral féminin diabolique qui met définitivement All sur des sommets de sensibilité. Et ce n’est pas le violon d’ « Usal Road » qui risque de changer l’affaire. Yann retrouve son autre instrument pour un solo classique et prenant. On est dans le recueillement quasi religieux et la chorale de « Pell » s’y emploie divinement. Un des plus beaux passages du disque. Yann Tiersen, à la manière de Mike Oldfield, fonctionne par couches superposées tout en gardant la maîtrise de l’ensemble. Il se permet même de nous faire compter en Breton au son de cloches tubulaires sur un « Bloavezhioù » magique. Il faut accepter d’avoir perdu les repères d’antan et de voir le fantôme d’Audrey Tautou disparaître définitivement. Émilie éjecte Amélie sans difficulté pour un duo vocal avec Gaëlle Kerrien sur l’adaptation symphonique d’« Heol » un poème d’Anjela Duval.
« Gwennilied » écrit et chanté par Denez Prigent nous ramène à la tradition des gwerzioù et de ces soirées qui ont construit la culture bretonne autour d’histoires simples et souvent tristes. Le chant de Denez, accompagné de sonnailles champêtres, est enregistré dans une tonalité plus basse qu’à l’accoutumée accentuant ainsi le côté plaintif de la chanson. Le mystère s’épaissit sur le court « Aon » où la jolie voix de Gaëlle Kerrien va précéder un petit moment jubilatoire avec l’apparition du fameux piano jouet cher au répertoire de Yann Tiersen. Les chants d’oiseaux vont maintenant être omniprésents jusqu’à la fin de cette ode à la nature. Le piano tout simple de « Prad » réussit à se fondre dans cet environnement bucolique et permet à Yann de vivre cette communion avec la magie des notes comme seule alternative humaine. La belle aventure s’achève avec un autre poème d’Anjela Duval, « Beure Kentañ », qui dévoile tout le talent de narratrice d’Émilie dans un hommage au Monde qui s’éveille et nous donne ce qu’il a de plus beau. All se termine ainsi, en douceur, comme la fin d’un voyage qui vous laisse nostalgique.
Le public de Yann Tiersen a depuis longtemps suivi l’artiste dans toutes ces périodes créatrices et n’a jamais été déçu. Ce dernier album ne déroge pas à la règle et restera pour moi un de ses plus beaux. Le monde change et nous aussi. Nous avons (bien?) vieilli et nous prenons les considérations écologiques et humaines très au sérieux mais sans être trop alarmiste. Je comprends aussi l’attachement que Yann Tiersen ressent pour Ouessant et je salue son investissement pour permettre à l’île de vivre l’aventure musicale du 21ième siècle. Cela dit, n’oubliez jamais d’arpenter ses chemins, ils vous apporteront d’autres chants tout aussi merveilleux.
Oeuvre d’exception! J’adore, bravo Maestro!!!