Tangerine Dream – Raum

Raum
Tangerine Dream
Kscope
2022
Thierry Folcher

Tangerine Dream – Raum

Tangerine Dream Raum

L’autre jour, je regardais un reportage sur ARTE retraçant l’apparition, dans les années 50, de la musique dite concrète. Un terme énigmatique qui annonçait un tsunami musical initié par l’ingénieur Pierre Schaeffer et popularisé à travers le monde par le compositeur Karlheinz Schtokhausen. C’est avec une force et une énergie incroyables que ce mouvement allait faire exploser les fondements mêmes de la création musicale. Le public, au départ un peu déboussolé, deviendra vite friand de ces constructions et de ces sonorités jusque-là inconnues. Au milieu des années 60, de jeunes musiciens allemands, avides de nouveautés, firent sensation en s’appropriant ce modèle d’explorations soniques pour construire des univers fabuleux, étranges et hypnotiques. Ces héritiers de Schaeffer et Stockhausen se nommaient Edgar Froese, Klaus Schulze, Conrad Schnitzler, Florian Fricke, Ralf Hütter, Florian Schneider et beaucoup d’autres. Tous ces jeunes gens, affublés d’une péjorative étiquette Krautrock (choucroute rock), allaient conquérir le monde avec des formations devenues cultissimes. Les noms de Kraftwerk, Ash Ra Tempel, Popol Vuh, Amon Düül, Can et surtout Tangerine Dream sont aujourd’hui célébrés avec la même ferveur que les Beatles ou les Stones. Nous voilà donc en 2022, plus d’un demi siècle s’est écoulé et Tangerine Dream publie un énième album qui, une fois de plus, va ravir des fans toujours pas rassasiés. Ce groupe immense a traversé l’histoire avec des éclats merveilleux, quelques longues séries répétitives et lassantes, de nombreux changements de personnel mais toujours la même ligne directrice. En 2015, Edgar Froese, le père fondateur, s’en est allé rejoindre les étoiles laissant derrière lui un héritage qu’il fallait absolument maintenir en vie.

Et c’est là que le miracle s’accomplit. Non seulement l’après Froese ne s’est pas contenté de reproduire un modèle aux contours bien précis, il est carrément devenu autre chose, un véritable groupe du 21ième siècle plein de fougue et de fraîcheur. Une nouvelle entité certes mais avec des particularités qui ne laissent aucun doute sur sa filiation. Un peu comme avec les créations actuelles d’Yves Saint Laurent ou de Chanel. Pour ces grands couturiers tout comme pour Tangerine Dream, l’état d’esprit et la marque de fabrique sont toujours là et perdureront. Faut dire que Thorsten Quaeschning, l’actuel leader du groupe, a côtoyé le maître pendant plus de dix ans. La transmission s’est donc faite en douceur et de façon naturelle. Ce bain de jouvence est en vérité une aubaine pour la franchise TD qui voit son horizon s’éclaircir et son public adhérer avec enthousiasme. Après, il faut bien reconnaître que les talents de mélodiste d’Edgar manquent parfois dans l’actuelle mouture et ce sera peut-être là le seul bémol à retenir de ce tout nouveau Raum. Le voyage vers le cosmos a bien lieu et la technologie d’aujourd’hui offre d’extraordinaires possibilités, mais pour moi, il manque parfois ce petit truc qui accroche et qui fait toute la différence.

Au milieu d’un foisonnement de perles guère maîtrisable, on se souvient tous de Stratosfear (1976) et de ses séquences jubilatoires à jamais forgées dans notre mémoire ou du splendide « Hyperborea », ce petit bijou bouleversant de beauté sur l’album de 1983 du même nom. Sans parler de ses productions solos qui ont montré à quel point Edgar Froese était le dépositaire du son Tangerine Dream. Aujourd’hui, on se contentera des climats et des atmosphères souvent très réussis sans attendre à tout prix l’apparition d’un joli motif « Froesien » qui de toute façon ne viendra pas. A noter que son nom apparaît ici sur trois titres mais uniquement pour créditer d’anciens arrangements Cubase intégrés tels quels en forme d’hommage.

Tangerine Dream Raum Band 1

Cela étant dit, l’écoute de Raum est vraiment captivante et ne manque pas d’atouts. Ce véritable deuxième album studio de l’après Froese fait suite à l’EP Probe 6-8 sorti en fin d’année dernière et défini comme précurseur du grand format. Raum nous offre presque soixante-dix minutes d’un voyage vers des paysages familiers que l’on retrouve avec un immense plaisir. Les lieux n’ont pas changé et sont toujours aussi accueillants même si je trouve l’atmosphère un peu trop paisible et le côté exploration moins présent. Autrefois, les musiciens de TD devaient défricher et conquérir des espaces insolites avant de pouvoir s’installer et cela ne se faisait pas sans quelques tensions. Rappelez vous certains passages de Phaedra et de Rubycon où l’ombre rendait la lumière encore plus éclatante. Et je ne vous parle pas des premiers enregistrements dont l’âpreté manifeste pouvait tout aussi bien rebuter qu’attirer. C’est peu-être cela aussi qui fait défaut au Tangerine Dream de 2022, un peu trop joli, un peu trop bon élève pour être complètement attachant. Thorsten Quaeschning, Hoshiko Yamane et le petit nouveau Paul Frick nous proposent donc sept morceaux assez proches les uns des autres. Des premières écoutes, il en ressort une certaine uniformité ponctuée ça et là de petites surprises qui viendront chatouiller notre cortex un peu endormi. L’album démarre avec « Continuum » dans une ambiance d’ouverture plutôt grandiose, propice à mettre en marche le véhicule TD remis à neuf. Les boucles s’enchaînent et l’auditeur consentant décroche aussitôt du sol terrestre. L’enregistrement aux Raum et Shoppe Studios de Berlin est d’une propreté sans faille et bien en phase avec les productions électroniques actuelles. C’est le point le plus positif de Raum qui se démarque ici de l’ancienne génération plus artisanale mais aussi plus humaine dans ses développements.

« Portico » continue dans la même veine avec de grandes respirations installées sur de frénétiques séquences répétitives bien classiques. Puis c’est au tour des presque vingt minutes de « In 256 Zeichen » qui vont asseoir définitivement le nouveau TD au panthéon des grands héritiers de la musique électronique devenue si accessible. A noter après cinq minutes, le joli décrochage au violon permettant au morceau de partir dans un autre registre. Hoshiko Yamane est bien présente avec une sensibilité qui contrecarre avec bonheur la froideur des machines. Ensuite, le morceau se cherche (et se perd) un petit peu en enchaînant des séquences plus ou moins improvisées. La fin rattrape la donne même si cela s’apparente à une fermeture assez simpliste. Je ne veux pas donner l’impression d’être trop critique mais je me base uniquement sur le ressenti des premières écoutes, toujours un peu spéciales.

« You’re Always On Time » débute par un tic-tac prometteur mais qui aura bien du mal à monter en puissance par la suite. L’apathie s’installe avec toutefois un joli motif de temps en temps, quelques moments débridés mais hélas, une fin pas bien maîtrisée. Les séquenceurs sont encore à la fête sur un « Along The Canal » plus concis et plus générateur d’images. Quelques souvenirs anciens renaissent et de bonnes sensations se font ressentir. Après un « What You Should Know About Endings » plutôt pataud, c’est la toute puissance de « Raum » qui va mettre tout le monde d’accord. Ces quinze minutes de haute volée commencent par des claviers proches de Dead Can Dance, à tel point qu’on attend presque l’intervention de Brendan Perry au chant. Après ce départ réussi, la machine s’installe dans des boucles et des sonorités bien connues et sur lesquelles se posent des mélodies embryonnaires. Le tempo ralentit et Rubycon fait une courte apparition avant de laisser Hoshiko achever ce superbe « Raum » par une douce respiration de violon.

Tangerine Dream Raum Band 2

Raum finit avec « Raum » et en beauté. Je ne veux surtout pas faire la fine bouche car j’ai pris beaucoup de plaisir à écouter ce nouveau Tangerine Dream. Après, je me pose la question de savoir si ce disque va survivre au milieu de ses augustes aînés. La main ne va-t-elle pas se tendre plus facilement vers un de ses frangins plus huppé ? En fait, il faut que j’arrête de comparer ce qui n’est pas comparable et prendre du bon temps tant que c’est toujours possible. On a la chance de voir un monument, construit il y a fort longtemps, présenter encore de belles dorures et faire preuve de solidité malgré les années. Tout compte fait, je pense que ce bel album, au même titre que son prédécesseur Quantum Gate de 2017, peut vivre dignement au milieu de la pléthorique mais magnifique production de Tangerine Dream.

https://www.tangerinedreammusic.com/

 

2 commentaires

  • Rudzik

    J’ai vu cette nouvelle mouture de TD en tête d’affiche au dernier NOTP du Lorelei et j’avoue m’être plutôt ennuyé. Je retrouve cette absence de relief décrite en filigranes dans ta chronique. Moi non plus je n’ai pas envie de cracher dans la soupe, mais c’est vrai qu’il manque un « truc » bien que la filiation soit effectivement présente.

    • Thierry FOLCHER

      On est bien d’accord. La preuve on l’a avec l’album Recurring Dreams de 2019 où la nouvelle génération revisite le grand répertoire. Et là, il n’y a pas photo, c’est une autre dimension. Cela étant dit, Raum ne fait pas injure à la franchise TD et nous devons saluer le travail accompli. On verra la suite, peut-être avec moins d’indulgence.

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