Zeal & Ardor – Stranger Fruit
Radicalis Music GmbH
2018
Jéré Mignon
Zeal & Ardor – Stranger Fruit
La trajectoire de Manuel Cagneux, maître à penser de Zeal & Ardor, est comparable à une comète qui serait apparue trop vite et on ne sait comment. Encore inconnu il y a deux ans, ce projet atypique a littéralement explosé à la gueule du monde par la sortie (gratuite à l’époque) de Devil Is Fine, premier album bricolé par Manuel sans que ce dernier ne se doute du succès qui allait le propulser. Rappelons quand même que ce qui allait donner l’identité et la notoriété du groupe est parti d’une vanne, plutôt raciste, sur le forum 4chan à l’époque où Manuel proposait de faire des titres à partir de styles diamétralement aussi opposés que le grand écart de Jean-Claude Van Damme. « Hé, dis, tu pourrais pas mélanger black metal et musique nègre ?! (rires)». Sauf que voilà, Manuel (en plus d’être afro-américain) accepte le défi, ce qui donnera par la suite une reconnaissance internationale, tournées en tête d’affiche (déjà !) et même un passage sur Arte dans Tracks (voir ici: https://www.youtube.com/watch?v=UclDbktQc5k).
De la curiosité d’une page perdue dans l’algorithme du net au décryptage en règle des pour et contre tout au travers d’un succès quand même bien précoce, Manuel Cagneux a su monter un vrai groupe (qui défonce en live) bien qu’il reste la seule tête pensante de Zeal & Ardor. Le problème était, avouons le, de taille. Comment rendre crédible ce qui aurait pu rester comme une bonne grosse blague éphémère qui tache ? En produisant un nouvel album (sans blague) renforçant une identité pourtant jeune et asseoir une présence sur une scène metal déchirée entre progressisme tendance et traditionalisme faisandé. Stranger Fruit.
Référence directe à Billie Holyday à son Strange Fruit, Zeal & Ardor creuse d’emblée son style. La musique noire américaine (que ce soit soul, blues, gospel ou jazz) est omniprésente et transpire littéralement à gros suc le long de l’album. Du rythme entêtant d’une hache contre un arbre ou d’une paire de mains qui claque en cadence aux effets de chœurs rituels, sur la voix chaude et expressive de Manuel qui poutre, le cahier des charges est rempli. Tout comme la partie metal de l’affaire. À certains passages qui semblent sortir d’un album de black metal scandinave, à d’autres plus Meshuggah dans l’âme, Zeal & Ardor ratisse large mais n’hésite pas à se faire frontal et violent sur des titres comme « Wasted » ou « Fire Of Motion », pesant voire minimaliste, le titre éponyme étant le parfait exemple. Mais plus que tout, l’ensemble se fait plus homogène à en paraître naturel. Il en va de même de la production, organique et punchy, donnant l’envie d’y revenir une fois un titre entendu.
Ce métissage qui aurait semblé contre-nature, pour reprendre les plus fafs du lot, est au contraire synonyme d’étonnement et de jouissance, comme sur « Row Row », résumé net du titre gospel qui te donne envie de frapper dans tes mains à l’unisson avant de bifurquer dans un black metal houleux et… de reprendre comme si de rien n’était. Cette dichotomie présentée dans Devil Is Fine prend ici tout son sens à sa juste mesure dans son dosage et sa prise de risque. Certains diront que le black metal est moins présent. C’est vrai, et alors ?! C’est grave ?! Parce que bon, il est nécessaire d’avancer et de développer son style. Et puis, se farcir constamment un mélange de rhythm’n’blues avec du black metal, ça aurait été vite chiant à la longue ! Raison de plus de s’en affranchir et d’ouvrir des chemins de traverses à partir de cette base. Subjectivement je ne vois pas (encore) ça comme un manque d’inspiration mais un terrain de jeu toujours fertile et excitant. Comme si la prise de risque initiale n’était pas déjà un bon gros parpaing dans une flaque…
Et le facteur surprise de cette éphèbe démarche fonctionne à plein régime bien qu’on assiste à un effet de rémanence. Sensation d’entendre passages ou mélodies survivre au milieu de ce jeu, car oui Zeal & Ardor a ce quelque chose de ludique qui fait qu’on franchit les frontières de la sphère metal. Stranger Fruit est un album à l’aura suffisamment vierge pour en demander autant au connaisseur, en termes de références, qu’à une oreille novice qui peut s’approprier et comprendre le propos de Manuel Cagneux. Oui, Stranger Fruit n’est pas que pour les métalleux mais aussi pour les autres. Un regard sur le passé, un autre bien ancré dans le présent, le tout porté vers un futur incertain. Une interprétation singulière, une subversion des codes. Stranger Fruit est une uchronie qui tient du prodige.
https://zealandardor.bandcamp.com/