We Stood Like Kings – USA 1982
Kapitän Platte Records
2017
We Stood Like Kings – USA 1982
We Stood Like Kings, basé à Bruxelles, est l’un des groupes parmi les plus particuliers et les plus attachants qui soient. Et en plus ils sont monstrueusement doués, ce qui a déjà été démontré à l’envi par leurs deux premiers albums et qui est, sans déni possible, confirmé par leur nouveau et troisième opus. Pourtant, rien de très incroyable a priori, une pianiste, un batteur, un guitariste, un bassiste, que du classique en somme pour un groupe de rock. Sauf que We Stood Like Kings ne fait pas du rock, enfin si quand même, de l’excellent d’ailleurs, mais leur truc à eux… est d’habiller de leur musique des films muets. Et c’est là qu’éclate leur impressionnant talent, car leur rock le plus souvent atmosphérique mais parfois très cru et très dur, croyez-moi, se mue de facto en paysages sonores éblouissants et foisonnants. De fait, We Stood Like Kings, né en 2011, de par son statut très original et sa fantastique puissance de feu musicale, s’est déjà forgé en à peine quelques années une solide réputation internationale, à la limite du groupe déjà culte, et est attendu avec ferveur par ses fans à chacune de ses prestations scéniques.
En réalité, au moins au départ, We Stood Like Kings est une parfaite illustration de la fameuse phrase de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Imaginez, nous sommes en 2012, le groupe vient juste de naître, d’abord autour du piano de Judith Hoorens et de la batterie de Mathieu Waterkeyn, avant qu’ils soient rejoints par un guitariste de génie, Philip Bolten, et un bassiste à tomber par terre, Colin Delloye. Tout ce petit monde-là, n’a encore rien fait de marquant, et surtout pas le moindre album en commun. Or, un ami leur propose de refaire, à leur manière, la bande sonore d’un film allemand, l’un des plus mythiques de l’avant-guerre, Berlin: Die Sinfonie Der Großstadt réalisé par Walter Ruttmann en 1927. Tout groupe mentalement bien constitué, de surcroît à peine sorti de l’œuf, aurait dû répondre avec franchise : « Non merci, beaucoup trop gros pour nous. » We Stood Like Kings n’a fait que fi de tout ceci… et a réussi, au delà même de toute espérance. Leur nouvelle bande sonore est juste étourdissante de brio, d’émotions et d’inventivité. Le succès est immédiat et les critiques bluffés par l’audace du groupe et surtout par sa capacité à entraîner avec douceur et bonheur l’auditeur dans sa musique et à l’emmener à chaque seconde exactement là où il doit être emmené selon les images du film. Bref, ce n’est plus du rock, c’est de la pure magie.
We Stood Like Kings pouvait-il renouveler l’exploit ? Impossible ? Dois-je vous rappeler la fameuse phrase de Mark Twain ? Alors oui, belote, rebelote et dix de der, le groupe a remis le couvert et leur deuxième album a de nouveau étonné la planète rock et l’univers du cinéma. C’est même peu dire qu’en se lançant à l’assaut, en 2015, de La Sixième Partie Du Monde de Dziga Vertov, ils s’attaquaient là encore à un très gros morceau du cinéma d’avant-guerre, russe ce coup-ci. Mais, le disent-ils eux-mêmes, c’est la profonde humanité qui se dégage du film qui les a guidés dans leur choix. Car tout comme pour le film concernant Berlin, ce long-métrage russe constitue le témoignage d’un monde qui n’existe plus, de peuples décimés, assimilés ou dont le déclin était déjà écrit d’avance face à la marche inexorable du monde moderne. Dès lors, l’immense beauté de USSR 1926, souvent intense et bouleversante en vérité, vient se doubler d’un sentiment de nostalgie concernant ces peuples oubliés, disparus ou dilués. Toujours est-il que We Stood Like Kings, avec ses deux premiers albums aux confins de l’extraordinaire, salués aussi bien par la critique unanime que par un public ébahi mais ravi, pouvait dès lors vouloir se prévaloir d’un troisième exploit. Mais quel en serait l’objet ? Un truc du genre bien impossible, forcément…
Mesdames, Messieurs (longs roulements de tambours), le film sélectionné est… Koyaanisqatsi. Koyaanisqatsi ?! Hein ? Quoi ! Ils vont refaire à leur façon la bande originale géniale de ce film archi-culte ! Noooon ? Si, porque no ? Bon, pour ceux et celles qui ne connaîtraient pas ce film réalisé en 1982 par Godfrey Reggio et produit par Francis Ford Coppola (oui, vous avez bien lu), c’est juste un monument cinématographique, certes atypique, mais quand même. Et j’ose à peine ajouter que pour couronner le tout la bande originale est signée de Philip Glass himself, excusez du peu. Personnellement, je l’ai vu je ne sais combien de fois, ce film, soit au cinéma à l’époque de sa sortie, soit en DVD, béni soit-il pour pouvoir revoir à loisir de tels chefs-d’œuvre. Oui, c’est vraiment un monument ! Rien que la séquence d’ouverture vous cloue littéralement au siège, et je ne vous parle même pas de la fin du film, quand le moteur de la fusée qui vient d’exploser n’arrête pas de tomber, tomber, tomber. Ceux et celles qui ont vu le film doivent encore en avoir des frissons dans le dos.
Alors pourquoi s’attaquer à Koyaanisqatsi, ce monolithe à la 2001, l’odyssée de l’espace du cinéma ? Ce que je veux dire par là, c’est que Berlin: Die Sinfonie der Großstadt de Walter Ruttmann, bon, ok, à part les spécialistes du cinéma d’avant-guerre, personne ne connaît trop dans le grand public, on peut s’y frotter sans beaucoup de risques. Idem pour La Sixième Partie Du Monde de Dziga Vertov, à part les rats de cinémathèques, qui connaît ? En revanche, Koyaanisqatsi, c’est un film de 1982, et je me rappelle qu’il a eu un vif succès à l’époque, sans compter son statut de film-culte désormais. Et puis vouloir refaire façon rock la bande originale, signée à l’époque par Philip Glass, un des piliers de la musique minimaliste, c’est extrêmement gonflé. Alors, pourquoi ? Il ne faut pas aller chercher l’explication bien loin. Je l’ai déjà écrit plus haut, Berlin: Die Sinfonie Der Großstadt de Walter Ruttmann et La Sixième Partie du monde de Dziga Vertov témoignent tous deux de mondes disparus. Koyaanisqatsi, lui, et ce fut la raison de son impact auprès du grand public, s’attache à montrer la folie qui gangrène notre monde. Et la fusée qui explose formidablement à la fin du film n’est rien d’autre que la sanction qui attend notre monde si nous ne réagissons pas : son éclatement, sa chute et sa disparition. En quelque sorte, Koyaanisqatsi, à sa manière, ne fait que prolonger pour le présent et en technicolor les discours en noir et blanc et pour le passé de Berlin: Die Sinfonie der Großstadt et de La Sixième Partie du monde.
Voici pour l’audace, mais qu’en est-il de la musique ? Pour son USA 1982, We Stood Like Kings n’a pas fait l’erreur, heureusement, de vouloir concurrencer Philip Glass dans le domaine de la musique minimaliste. Non, le groupe a juste fait ce qu’il sait faire de manière parfaite, du post-rock tantôt éthéré, tantôt étrange ou tantôt furieux, ceci selon les images du film, bien sûr. À notre tour de ne pas faire l’erreur de vouloir comparer cette nouvelle bande-son à celle du film. Celle de Philip Glass n’est pas meilleure parce que c’est celle d’origine et celle de We Stood Like Kings n’est pas moins estimable parce qu’elle est nouvelle. Il faut justement écouter celle de We Stood Like Kings avec des oreilles neuves. Car USA 1982 est une œuvre en soi, magnifique, émouvante, profonde. C’est aussi l’occasion de voir ou de revoir Koyaanisqatsi qui, vision après vision, reste toujours aussi impressionnant et fondamental.
Frédéric Gerchambeau
https://www.westoodlikekings.com/