Walter Carlos – Switched-On Bach
CBS
1968
Frédéric Gerchambeau
Walter Carlos – Switched-On Bach
Attention, ici, je ne vous parle pas d’un simple album, je vous parle d’une véritable bombe discographique, d’une révolution à nulle autre pareille, et dont les conséquences, incalculables, se feront sentir à jamais. Ok, je ne vais pas vous refaire l’histoire, 1968 a eu son mois de mai interdisant d’interdire, son « On The Road Again » du côté de Canned Heat, son « Hey Jude » concernant les Beatles, son « Jumpin’ Jack Flash » pour les Rolling Stones, et je ne mentionnerai encore que le « Born To Be Wild » des Steppenwolf et le « Mrs Robinson » de Simon And Garfunkel. Quelle grande année que 1968, hein ! Et bien sachez mes amis, malgré toutes ces grandes chansons que nous connaissons tous par cœur et ces groupes énormissimes que nous vénérons tous, que je n’ai pas encore cité l’album le plus impressionnant par ses effets futurs, non seulement de 1968, mais carrément de la décennie voire beaucoup plus. Je vous parle là du Switched-On Bach de Walter Carlos, dont est fêté en cet octobre 2018 le cinquantenaire de la sortie.
L’importance de Switched-On Bach saute aux yeux dès lors que l’on saisit que cet album croisait pour la première fois et d’une manière totalement assumée la musique classique et la musique électronique. Il faut bien avoir conscience que jusque là, ces deux genres étaient comme l’huile et l’eau. D’un côté les amoureux de Mozart, de Vivaldi, de Schubert, de Chopin et autre Beethoven, les mêmes défendant aussi impétueusement le violon et le violoncelle, le clavecin et le piano, l’orgue puissant et la jolie flûte, et de l’autre côté les inconditionnels de John Cage, de Pierre Schaeffer, de David Tudor, de Pierre Boulez, et de Karlheinz Stockhausen, les mêmes défendant bec et ongles les oscillateurs à formes d’onde multiples, les filtres passe-bas résonants, les égaliseurs graphiques, les vocodeurs à matrice, les amplificateurs commandés en tension, les générateurs d’enveloppe et les modulateurs en anneau.
L’histoire qui a mené à Switched-On Bach est digne d’une grande saga romanesque. Cela raconterait comment un musicien très attiré par la physique et l’électronique s’est lié d’amitié avec un électronicien passionné par les musiciens et comment cette amitié a conduit en quelques années d’un travail passionné et innovant à la fusion de la musique classique et de la musique électronique. Le musicien, c’est Walter Carlos. Ultra-doué, extrêmement précoce et fasciné par l’informatique, il compose à seulement dix ans un trio pour clarinette, accordéon et piano avant de concevoir son premier ordinateur en 1953 à tout juste quatorze ans. A dix-sept ans, il crée son studio de musique électronique avec lequel il composera ses premières œuvres dans ce domaine, ce qui lui permettra un peu plus tard de travailler au prestigieux Columbia Princeton Electronic Music Center. L’électronicien, c’est Robert Arthur Moog, plus communément appelé Bob Moog. Docteur en électronique, il gagne d’abord sa vie en réparant avec son père des Thereminvox. En 1964, un de ses clients, le compositeur Herbert Deutsch lui commande un synthétiseur à monter en kit. L’engin n’est pas de sa conception mais il y voit tout de suite des tas d’améliorations à faire. C’est le début d’une aventure qui aboutira à une gamme de synthétiseurs aussi vénérés que le Moog 55, le Minimoog et le Polymoog.
Quand bien même nous aurions affaire à deux génies chacun dans leur domaine, un album tel que Switched-On Bach ne sera pas facile, très loin de là, à mettre en boîte. D’abord parce que les synthétiseurs de l’époque ne pouvaient jouer qu’une seule note à la fois. Alors imaginez le boulot de romain qu’il a fallu à Walter Carlos pour coucher sur bandes tous les accords et contrepoints contenus dans les morceaux de Bach qu’il avait retenus pour son album ! L’autre difficulté venait des synthétiseurs de Bob Moog eux-mêmes. Ils possédaient certes un grain de son d’une exceptionnelle qualité, mais avaient malheureusement une stabilité électrique assez médiocre, nécessitant un réaccordage fréquent. En dépit de ces problèmes, et c’est encore sans évoquer la complexité des partitions à jouer, Walter Carlos, au terme d’un travail de Titan, accomplira le pari fou de faire un album consacré à Jean-Sébastien Bach uniquement joué sur un synthétiseur modulaire Moog. Switched-On Bach était né, et c’est peu dire que cette naissance n’allait pas passer inaperçue !
D’abord, bien sûr, les tenants très pointilleux de la musique classique ont poussé des hauts cris, se demandant comment on pouvait oser dénaturer, voire insulter Bach à ce point-là. C’était faire peu de cas des efforts stupéfiants de Walter Carlos pour rendre avec son synthétiseur Moog toutes ses nuances à la musique de l’immense compositeur allemand, exactement de la même manière qu’un violoncelliste ou qu’un pianiste nuance son jeu instrumental. C’est oublier aussi que Bach lui-même a été un fervent modernisateur de la musique baroque et qu’après lui les gammes tempérées sont devenues la norme alors qu’avant lui, le plus grand flou régnait en matière de gammes. En fait, Bach aurait sûrement applaudit à la modernisation sonique de son œuvre de modernisation harmonique !
Mais les tenants, très rigoureux également, de la musique électronique ont aussi poussé de déchirantes lamentations en voyant un synthétiseur modulaire Moog, normalement un instrument on ne peut plus sérieux de laboratoires ou d’universités, utilisé pour interpréter de la musique classique, par définition ancienne et figée, et non pour mettre en valeur des compositeurs bien vivants, avant-gardistes et plein d’avenir. C’est oublier ici que Bob Moog lui-même approuvait à fond le projet de Walter Carlos, tout comme il aurait approuvé à 100% tout autre projet qui prouvait que ses synthétiseurs modulaires étaient avant tout des instruments de musique et non des machines ésotériques à bruits électroniques.
Au final, c’est le public qui a tranché, faisant un véritable triomphe à Switched-On Bach, honorant à sa juste mesure l’œuvre magistrale de Bach et saluant la révolution des timbres innovants et futuristes tirés du travail prodigieux de Walter Carlos sur son synthétiseur modulaire Moog. S’ensuivirent les plus hautes récompenses discographiques pour l’album et son auteur. La conséquence fut immédiate et ses effets durent toujours : la jonction était faite entre musique électronique et grand public. La moindre des répercussions fut une pluie, tout de suite après, d’albums de jazz, de rock, de pop ou de n’importe quoi d’autre joués sur de gros synthétiseurs modulaires Moog. Walter Carlos lui-même fut adoubé par Stanley Kubrick pour mettre en musique électronique son « Orange Mécanique ». La suite, nous la connaissons tous : la musique électronique est partout. C’est l’héritage, désormais incommensurable, de Switched-On Bach. C’était hier encore, c’était il y a 50 ans.
Switched on Bach, l’un des tout premiers vynyles que j’ai acheté, racheté en CD, téléchargé en mp3 et que je réécoute de temps en temps avec le même bonheur. Un régal!