Vieux Farka Touré et Khruangbin – Ali
Dead Oceans
2022
Thierry Folcher
Vieux Farka Touré et Khruangbin – Ali
Envoûtant, oui cet album est envoûtant. Je ne vois pas de meilleur mot pour qualifier Ali, ce petit miracle né de l’association du musicien malien Vieux Farka Touré avec le groupe texan Khruangbin. Deux mondes apparemment différents mais dont la rencontre dans un pub londonien allait sonner comme une évidence et déboucher sur cet hommage magnifique à Ali Farka Touré, la légende malienne disparue en 2006. C’est donc son fils, au prénom extraordinaire de Vieux, qui est à l’origine de ce projet vertueux sensé donner une seconde vie au travail de son père. Pour cette opération, le choix de Khruangbin n’est pas anodin dans la mesure où le trio de Houston, à vocation plutôt instrumentale, s’est régulièrement entouré de personnalités très diverses pour élargir la diffusion de sa musique. A titre d’exemple, son EP Texas Sun (2020) en compagnie du chanteur Leon Bridges fut l’une de ces belles collaborations réussies. Et puis Khruangbin, qui signifie « avion » en thaïlandais, a toujours revendiqué son attirance pour les musiques du monde, notamment celles venues d’orient. Pour preuve, The Universe Smiles Upon You, son premier album sorti en 2015, était un habile mix de blues et de musiques d’inspiration thaïlandaise. Mais revenons aux chansons d’Ali (d’Ali) d’une beauté simple mais directe et surtout sans fard sur les fondements d’une société ancestrale qui résiste tant bien que mal au monde d’aujourd’hui. Vieux nous explique avoir insisté auprès de ses amis de Khruangbin sur le caractère spontané de l’interprétation et sur l’improvisation naturelle que réclament ces chants sacrés. C’est de cette façon qu’Ali travaillait et c’est de cette façon que devait fonctionner la nouvelle équipe. Pandémie oblige, il a fallu presque trois ans pour que Ali puisse voir le jour et permette entre-temps à Khruangbin de devenir célèbre. Il est certain que cette soudaine notoriété va pousser un tout nouveau public vers la culture malienne en général et vers les chansons de la famille Touré en particulier.
Alors, installez vous confortablement, vous avez Vieux Farka Touré sur votre gauche et Mark Speer à votre droite. Au milieu officie cette rythmique du diable composée de Laura Lee Ochoa à la basse et de Donald « DJ » Johnson JR à la batterie. Si vous ne connaissez pas encore Khruangbin c’est un baptême vibratoire unique en son genre qui vous attend et je ne pense pas trop m’avancer en disant que Ali va vous donner envie d’aller fouiller de plus près dans leur carrière. Ce sont donc les notes aigrelettes de la guitare de Vieux (sur la gauche) qui lancent l’album avec « Savanne », une sage évocation des désirs et des déboires africains (l’un n’allant pas sans l’autre). Musicalement, on entre directement dans la rêverie en particulier grâce aux claviers de Mark Speer (sur la droite). Le décollage est immédiat et si vous n’êtes pas réfractaire aux couleurs exotiques, l’atterrissage encore loin. La voix de Vieux est mystérieuse et donne à cette chanson un aspect irréel propre à nous envoûter (tiens donc). De son côté, la rythmique nous envoie du reggae et du dub de première classe capable de faire bouger les plus coincés d’entre nous. Musique trad, musique charnelle, musique du cœur et du corps, tout est bon ici pour se débarrasser des voiles noirs dont on nous drape régulièrement. Et ce n’est pas « Lobbo » qui va changer la donne. Ce titre est à mon sens un des plus réussis du disque. Tout est parfait de bout en bout. Les deux guitares se complètent dans des tonalités très différentes mais avec un feeling incroyable qui donne à l’une et à l’autre la même faculté de nous émouvoir sans peine. Et puis, Laura Lee possède « un truc » avec sa basse qui fait mouche à tous les coups. Difficile de résister surtout que de son côté, Vieux se sort les tripes pour nous chanter cette ode aux femmes vertueuses.
A ce stade je suis complètement charmé, c’est le moins qu’on puisse dire. Je dois vous avouer que je ne suis ni spécialiste de musique africaine ni très précis sur la carrière de Khruangbin mais ce que j’ai ressenti avec Ali est tout bonnement magique. Je souhaite donc vous amener là où j’ai déposé les armes et compris que la musique pouvait tout arranger. Et le voyage ne fait que commencer même si la teneur et les éléments essentiels de l’album sont maintenant connus. Ce sont les chansons qui vont nous faire voyager, la plupart dans des dialectes différents mais toujours avec cette sensibilité à la fois naïve et attachante. « Diarabi » va nous conter une histoire d’amour contrariée et semblable à beaucoup d’autres. Les deux guitares se font câlines comme pour consoler nos deux héros de l’incompréhension et des mauvaises raisons. Les backings (Khruangbin) sont d’une justesse étonnante et nous font entrevoir la terre malienne comme si on y était. C’est encore plus vrai avec « Tongo Barra » et ses chœurs enfiévrés. Sur ce titre, l’orgue de Mark Speer nous renvoie au jeu de Ray Manzarek et des Doors comme pour nous rappeler d’où vient le blues rock. « Tamalla » est une chanson de louanges fréquente dans la culture malienne. Ici, Vieux cale sa guitare sur sa voix pour une longue diatribe enflammée avant qu’un air venu des Caraïbes ne change le chant et le rythme en un clin d’œil. On se laisse porter sans peine et surtout sans résister. A quoi bon vouloir nager à contre-sens alors que le courant qui nous emporte est chaud et confortable. Le court « Mahine Me » rapproche l’Amérique de l’Afrique dans un blues magnifique d’où s’extrait un solo de guitare de Vieux, plus en forme que jamais. Son « OK c’est bon ? » à la fin en dit long sur la bonne humeur qui devait régner au Terminal C de Houston. La fin du disque est proche et le poignant « Ali Hala Abada » nous conte l’enfance difficile de Ali avec des paroles langoureuses pleines de sagesse. Le court instrumental « Alakarra » qui termine ce beau périple prolonge en douceur l’hommage rendu à celui qu’on surnommait le John Lee Hooker africain.
Je sais bien que cet album est très marqué de son empreinte africaine et que les musiques traditionnelles, ethniques ou folkloriques n’intéressent souvent qu’un auditoire averti parfois replié sur lui-même. Mais la grande trouvaille Khruangbin a peut-être changé la donne et offert à Ali un passeport pour pouvoir voyager plus loin. Les vibrations de ce disque sont universelles et le fait de porter en elles la poésie d’un des plus grands artistes africains ne fait que rendre l’opération encore plus attractive. Ali est une réussite que je recommande sans peine en souhaitant que vous ressentiez cette même fascination qui m’a encouragé à écrire cette chronique et à la partager avec vous.
https://khruangbin.bandcamp.com/album/ali