U.K. – U.K.

U.K.
U.K.
1978
EG Records

UK

U.K. ou, par un concours de circonstances, le hasard peut très bien faire les choses

Courant l’année 1971, Robert Fripp remanie le line-up de King Crimson. Il contacte pour la première fois John Wetton (Mogul Thrash) afin de compléter ce qui deviendra le « Mark II » du groupe. Wetton décline, préférant l’offre plus alléchante de Roger Chapman de rejoindre Family : Wetton se voit confier les postes de guitariste, bassiste, claviériste et chanteur. L’année suivante, suite à quelques relations tendues et se dégradant au sein du groupe, Fripp envisage de changer à nouveau la formation. En juin 1972, il approche Bill Bruford venant juste de terminer les sessions d’enregistrement du futur « Close To The Edge » au sein de Yes. Las de toutes ces tensions conflictuelles, sans parler de ces discussions interminables autour d’une seule note, et se sentant prisonnier d’un carcan trop étriqué d’une musique trop écrite, il quitte Yes pour répondre favorablement à la proposition de Fripp, à savoir de développer un jeu instinctif avec une totale liberté : Bruford sera le batteur de King Crimson « Mark III », secondé du percussionniste Jamie Muir. Wetton est de nouveau contacté. Cette fois, il accepte : Wetton quitte Family pour King Crimson en qualité de bassiste et chanteur, et accessoirement de pianiste. C’est donc au sein de King Crimson que Bruford rencontre Wetton.

Courant 1973, Sonja Kristina et Mike Wedgwood décident de reformer Curved Air qui s’était splitté quelques mois plus tôt, après la sortie de « Phantasmagoria » en avril 1972. Un talentueux pianiste et violoniste âgé de 18 ans est recruté : Eddie Jobson. Le groupe sort Air Cut cette même année : échec commercial. Cela va déclencher quelques divergences, entrainant le départ de deux des cinq membres du groupe. Dans cette situation d’un Curved Air bancal, la production rompt tout contrat les unissant. Jobson quitte Curved Air pour rejoindre Roxy Music, en remplacement de Brian Eno alors en désaccord avec Brian Ferry sur l’orientation du groupe. Ferry déclenche en parallèle une carrière solo : Jobson est également sollicité par Ferry pour jouer sur ses albums.

Contre toute attente, Fripp dissout l’année suivante King Crimson, alors devenu un trio après les départs successifs de Jamie Muir et David Cross. En cet automne 1974, Bruford et Wetton se retrouve sans groupe. Durant cette période, Wetton est invité à la fois à jouer sur « Another Time, Another Place », deuxième album solo de Ferry, et à rejoindre Roxy Music comme bassiste de scène. C’est donc au sein de Roxy Music que Jobson rencontre Wetton. Ils se croisent également sur quelques albums solos de Ferry.

Une anecdote : en 1975, sur conseils de Wetton, Jobson est sollicité pour réaliser quelques overdubbing de violons et de claviers sur ceux de David Cross de piètre qualité sonore, pour la sortie prochaine du live de King Crimson immortalisant la nuit du 30 Juin 1974 lors du « Starless and Bible Black tour : USA ». C’est donc Jobson qu’on entend sur « Larks’ Tongues In Aspic (Part II) », « Lament » et « 21st Century Schizoid Man ».

Wetton continue à participer à différents projets et rejoint Uriah Heep dans la période 1975-1976, le temps de deux albums, et quitte le groupe en ayant le sentiment de ne pas s’être bien intégré, les autres membres pensant de même, surtout.

Roxy Music se séparant en 1976, Jobson multiplie les participations, dont celle avec Frank Zappa, sur « Zappa In New York ». Jobson y rencontre Terry Bozzio.

Après différentes formations, Bruford démarre sa carrière solo prolifique en sortant en 1977 : « Feels Good To Me ». Bruford y rencontre Jeff Berlin (Patrick Moraz) et Allan Holdsworth (Soft Machine, Pierre Moerlen’s Gong, Jean-Luc Ponty).

U.K. ou le destin est en marche

Fin 1976, Bruford retrouve Wetton et évoque un projet collaboratif. Bruford propose Rick Wakeman (ils se connaissent depuis Yes) comme troisième membre. Malgré l’accord de Wakeman, ce projet ne verra pas le jour à cause de la production de Wakeman, ne voulant pas lâcher son poulain. Ils approchent Fripp pour lui demander de créer à nouveau King Crimson. Fripp refuse à son tour (petite vengeance personnelle (?) : il avait déjà essuyé, et cela deux ans plus tôt, le refus de Bruford et Wetton pour reformer King Crimson avec Ian McDonald). Wetton propose Jobson qui accepte. Bruford propose Holdsworth qui accepte. U.K. voit le jour.

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Même si le terme est peu usité en cette année 1978, U.K. peut être qualifié de super-groupe où chaque membre est déjà un nom, avec un passé reconnu, où se conjuguent technicité, virtuosité, complexité et improvisation. Et ce premier album repoussera même les limites au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer, voire encore espérer, limites pourtant déjà fixées très loin. Pensez qu’il sort en plein mouvement punk/new wave/cold wave, reléguant les groupes piliers fondateurs du progressifs en dinosaures emphatiques, pompiers, dépassés, surannés, rétrogrades ! Même la presse rock de cette époque souffrira d’amnésie, jusqu’à renier leur propre verbe passé.

L’impact de cet opus important est immédiat : il représente même en quelque sorte la quintessence testamentaire, tel le plus beau legs universel, ultime témoignage de l’âge d’or du mouvement progressif en cette fin des années 70. Ce mouvement musical avait pourtant su déployer tant de compositions à tiroir, si riches en mélodies, si complexes en rythmiques. Remarquez, comment ne pas effectivement y déceler quelque hallali chez certaines formations fondatrices ? Que dire de « Love Beach », « Tormato » ou autres « …And Then There Were Three… », quand on voit ce que chacun a su faire par le passé ? Sans parler d’autres formations déjà éteintes ! Certes, il y aura tout de même Pat Metheny Group, Expresso II, Heavy Horses, Pyramid, Saga, Breathless, Hemispheres ou Incantations pour assurer la continuité… Jusqu’à un certain revival aux portes des années 80 qui mettra au grand jour le mouvement de résistance, définitivement, dont nous pouvons encore apprécier actuellement les répercutions. Car le mouvement progressif va très bien, merci !

U.K., dans sa trop brève existence, saura surprendre par le talent de ses exécutants, par la complexité des signatures rythmiques souvent changeantes provoquant plusieurs cassures, par la liberté mélodique par rapport à la démonstration soliste ou par rapport à la mise en place des tempi, par l’improvisation harmoniques à fortes consonances jazzy, par la difficulté relevée à réussir à placer le chant dans cet espace déjà si pleinement occupé, par l’originalité d’y (re)trouver un violon électrique (les Jerry Goodman ou autres Jean-Luc Ponty se faisaient rares).

Ici, habilités techniques et forces créatrices cohabitent au sein de chacune des compositions. Aucune pièce bouche-trou. Tout est comme habité, avec un soin tout particulier apporté à chacune des pièces proposées, où tout se côtoie au service de la musicalité.

Avec ce premier opus, le groupe frappe haut, frappe fort. La barre créative semble tellement hors d’atteinte que le fosbury est inefficace, il faut opter pour la perche souple.

Et quand bien même vous découvriez ce groupe (il n’est jamais trop tard pour bien faire), attendez-vous à un effet de surprise garanti : ne croyez pas embarquer à bord d’une machine temporelle, histoire d’espérer vous retrouvez à plus de 30 années en arrière ! Point de tout cela. Tout a su résister au temps, et conserver sa jeunesse et sa fraîcheur. (Tournez-vous d’ailleurs sur le retour récent de devant la scène de Jobson avec UKZ, U-Z Project, plus la « réunion » live de U.K. avec Wetton ! Et comparez !)

Le second et dernier album studio du combo, « Danger Money », paru l’année suivante, confortera dans la même veine. Et cela, même avec le changement dans le line-up. Holdsworth, frustré, comme Bruford en son temps avec Yes, quittera le groupe après la tournée d’appui du premier album éponyme, parce que contraint par Wetton à ne s’en tenir qu’à ce qui a été écrit, à s’imposer les mêmes phrases, à la note près. Pour un guitariste de sa trempe, avide de liberté totale, chantre de l’improvisation, adepte de variations modales, comment se plier à pareilles exigences, à pareilles rigueurs ? Il y en a déjà tellement, de règles ! Et Bruford de faire de même. Du coup, il aura par deux fois, connu le même scénario : car après tout, on peut assimiler le King Crimson « Mark IV » à une sorte de super-groupe, également, qui aura eu une vie brève, également. Jobson propose Terry Bozzio (ils se connaissent depuis Frank Zappa) qui accepte. Et on en reste là : au final U.K. passe d’un quatuor à un trio. Jobson assure dorénavant toutes les parties mélodiques aux claviers et au violon.

U.K. ou la vie brève

Début 1980, circule une information comme quoi le groupe serait aux USA, préparant un troisième album… Information vite démentie par l’annonce de la dissolution du groupe : Jobson voulait poursuivre la même voie de titres techniques donnant la part belle à des développements instrumentaux, Wetton préférait composer des chansons, aux structures simples, immédiatement accessibles. Séparation.

En guise de conclusion…

Côté Wetton :

– première tentative de monter un autre super-groupe avec Rick Wakeman aux claviers, Carl Palmer à la batterie et Trevor Rabin aux guitares et chant. Comme d’habitude, problème de production de Wakeman, et qui plus est, Wakeman n’obtient aucune réponse quant à savoir les orientations musicales de ce futur combo. Projet avorté.

– Wetton sort son premier album solo : « Caught In The Crossfire » (1980)

– seconde tentative de monter un autre super-groupe avec Steve Howe aux guitares, Carl Palmer à la batterie, Geoff Downes aux claviers et Roy Wood (ELO) au chant. Wood refuse mais le projet va se réaliser : Asia.

Coté Jobson :

– rejoint Ian Anderson pour son projet solo, qui deviendra un album de Jethro Tull : « A » (1980)

– rejoint Yes en préparation du futur « 90125 » durant juste une « absence » de Tony Kaye

– Jobson sort son premier album solo : « Zinc – The Green Album » (1983)

Quant à Holdsworth et Bruford partis plus tôt, ce dernier sort un second album solo en 1979 : « One Of A Kind », toujours avec Holdsworth. Et nous connaissons les carrières prolifiques et éclectiques de chacun d’eux…

Le seul regret actuel : comment Eddie Jobson a pu rester aussi peu productif durant toutes ces longues années ?

Éric Salesse (9/10)

http://www.ukreunion.com/

6 commentaires

  • Mazette ! Quelle mémoire, et quelle épopée ! Merci !

  • BEBERT

    Eric est un maître es progressif incontesté et son papier est en effet superbe. Mais il est trop timide pour répondre, alors je le fais à sa place – lol –

    Bonne soirée,

    Bertrand

     

  • Bebert, faudra dire à Eric que le net sert à vaincre la timidité, surtout quand on est affligé de geekisme et et d’une érudition sans faille en matière de rock prog. Eric ! Lâche-toi !

    D’un autre côté, tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, et je comprends qu’il préfère garder son camembert dans le bec. 

  • RXLS

    Ce n’est rien qu’à cause de mon clavier et de ce fichu Num Lock impossible à activer : je voulais faire un papier sur U2.

  • Ne m’en parle pas ! En nettoyant les touches de mon clavier pour éviter pareille mésaventure, je me suis retrouvé à télécharger par erreur l’album du U.K. dont tu causes dans l’article.

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