Tindersticks – Soft Tissue
City Slang/Lucky Dog
2024
Thierry Folcher
Tindersticks – Soft Tissue
Alors celui-là, je l’attendais avec impatience. Tout d’abord, parce que je commençais à trouver le temps long et que « Distractions », sorti en 2021, me semblait bien loin. Mais aussi, du fait que les premiers éléments présentés en avant-première étaient plutôt alléchants. En premier lieu, la pochette douce et rêveuse, puis le titre (Soft Tissue) plein de sous-entendus. Connaissant la propension de Tindersticks à tisser des atmosphères enveloppantes et à cultiver une certaine mollesse contagieuse dans sa façon de raconter l’irracontable, c’était pour moi des signes de bon augure. Ensuite, les premiers morceaux dévoilés ainsi que les commentaires du groupe : « We are feeling, as a band, we around the top of our game, a sweet spot » (En tant que groupe, nous sentons que nous sommes au sommet de notre art, à un moment idéal) étaient porteurs de beaucoup d’espoir. Vous le voyez, tous les signaux étaient au vert, il ne manquait plus que la confirmation à tout cela. Pour être franc, Tindersticks fait partie de mes groupes préférés depuis pas mal d’années et je ne me rappelle pas si un jour, la bande à Stuart A. Staples m’a déçu. Et pourtant, ce n’est pas toujours évident de la suivre. Sans aller très loin, le mantra de « Man Alone (Cant’ Stop The Fadin’) » qui ouvre « Distractions » avait de quoi surprendre, voire rebuter. Cependant, il faut reconnaître qu’il s’agissait là d’un coup de maître capable de résister au temps et de s’ajouter sans peine aux éléments identifiables de Tindersticks. La réception puis l’analyse de Soft Tissue partait donc avec pas mal d’a priori favorables. Je m’attendais à du bon, mais ce nouvel album est carrément très bon. Comment expliquer, alors que j’écris ces lignes, que la mélodie de « Falling, The Light » ne me lâche pas ? Comment ne pas y voir une qualité d’écriture et de mise en son hors du commun ? La réponse, je la connais, c’est tout simplement la conséquence d’un savoir-faire évident et d’un irréfutable talent.
Ce qui définit le mieux cet album, c’est son homogénéité et sa compacité. Les huit chansons sont du même calibre et occupent à parts égales chaque face du vinyle. En fait, elles ne se distinguent que par des subtilités qu’il faut découvrir aux détours de phrases mélodiques toujours opportunes et jamais surfaites. La grande nouveauté, ce sont les orchestrations qui jouent un rôle majeur sur tous les morceaux. Ces arrangements de cuivres et de cordes ne sont pas de simples ornements, ils apportent de la substance et de la dramaturgie à des textes empreints, la plupart du temps, de questionnements douloureux. La poésie de Stuart, on la connaît bien maintenant. Quand il emploie Falling (tomber), Shaking (trembler), Collapsing (s’effondrer), crawling (ramper) et To moan (gémir) dans « New World », ce n’est pas pour nous embêter, c’est juste sa façon d’exprimer ce qu’il ressent au plus profond de son âme. Les décors qu’il tisse avec ses mots ne demandent pas d’explications précises ni même d’éclairages violents. Tout doit se faire en douceur et avec des effets adaptés. Sur « New World », la mise en son est assez étrange. Après une pétulante introduction semblant présager une belle cavalcade, le tempo se met rapidement en mode soft avec la basse de Dan McKinna en pourvoyeuse d’ondes sensuelles. De leurs côtés, les claviers de David Boulter font en sorte de créer un beau coussin moelleux pour accueillir la voix de Stuart, plus que jamais au sommet de la perfection dramaturgique. Je m’empresse de dire que ce premier titre n’est pas du tout mollasson ni engourdi, bien au contraire. C’est vers la musique soul bien vivante qu’il faut le situer avec notamment les vocaux de Gina Foster (Swing Out Sister) et la section de cuivres comme artisans d’un vieux R&B très charnel et de grande classe.
Alors, ce début d’album annonce-t-il quelque chose de plus direct et de plus abordable ? Je me garderais bien d’être aussi définitif dans mon ressenti, mais après plusieurs écoutes attentives, je pense que Soft Tissue peut facilement se destiner à un large public. Sans pour autant tomber dans le mainstream, je trouve qu’il y a sur ce disque une approche plus spontanée et moins cérébrale. Alors, est-ce un bien, est-ce un mal ? On verra bien ce que l’avenir nous dira. Ce qu’il y a de certain, c’est que sur « Don’t Walk, Run » qui enchaîne juste après, Stuart se met en mode désespéré (tiens donc !) pour faire rappliquer à tout berzingue sa belle disparue. Histoire universelle et souvent partagée qui trouve ici le bon groove pour rendre la partie sensuelle à souhait. Les cordes sont d’une force incroyable et lorsque arrivent les cuivres, il y a tout un pan de la Motown qui refait surface avec beaucoup d’à-propos. Et cet aspect rétro ne manquera pas de faire son apparition à de nombreuses reprises sur tout l’album, lui donnant ainsi une couleur intemporelle d’une saveur incomparable. Arrive à présent le cas de « Nancy ». Je ne l’ai jamais dit, mais j’ai toujours trouvé que Stuart avait quelque chose en commun avec Bryan Ferry, notamment dans les attitudes et dans la façon de chanter. Sur « Nancy » la rythmique saccadée rappelle tellement Roxy Music que le mimétisme en devient encore plus flagrant. Superbe morceau, plein de surprises, mais hélas bien trop court. C’est peut-être le prix à payer pour donner à Soft Tissue cette cohésion et cette belle harmonie.
La première face du vinyle se termine avec le terrible « Falling, The Light ». Terrible, car incrusté à vie dans mes neurones encombrés. Sur cette chanson, Stuart chante divinement bien, ses changements d’intonation sont bouleversants et ces lumières tombant sur Londres et sur sa vie plantent un décor irréel proche du fantasme. Voilà pourquoi je suis accro à Tindersticks. En quelques notes et quelques mots, le rêve prend forme et le monde devient presque beau. On retourne la galette et nous voici avec « Always A Stranger », une autre introspection affective superbement servie par des orchestrations en parfaite communion avec les musiciens du groupe. Quel souffle ! Et quel cri nous balance Stuart dans cette apothéose musicale pleine de fougue. La guitare de Neil Fraser, la basse de Dan McKinna, les percussions d’Earl Harvin et surtout la trompette de Terry Edwards sont, elles aussi, à mettre en évidence. À mon avis, la version live devrait casser la baraque (à vérifier). Puis « The Secret Of Breathing » reprend le rythme lent et ondulant des instants privés et des questions restées sans réponse. Pour la musique, c’est quasiment l’opposé du titre précédent. Les cordes sont en mode sensible et à fleur de peau comme pour transcrire musicalement les vaines interrogations de Stuart. Il faut bien le reconnaître, les paroles de cet écorché vif sont plutôt torturées, mais n’est-ce pas là, le propre des poétes ? Beaucoup plus vivant sera son échange avec Gina Foster sur un « Turned My Back » très chaud et bien mis en cadence par une équipe au plus fort de son talent et en complète osmose sur la fin dans un élan de positivité. Le voyage se termine avec en vedette la guitare claire et langoureuse de Neil Fraser sur « Soon To Be April ». Ultime étape, romantique à souhait, sur laquelle les violons se chargent d’habiller les dernières notes du disque avec une élégante séquence presque nostalgique.
Une fois encore, Tindersticks n’a pas loupé son rendez-vous avec le fabuleux monde des arts. Soft Tissue est tout simplement beau, grisant, sensuel, différent et toujours passionnant. Il existe dans le monde surchargé de l’expression musicale, un certain nombre d’événements à ne pas manquer. La sortie de ce nouvel album en fait partie et commence à répandre de plus en plus de réactions élogieuses à son sujet. Un enthousiasme qui se manifeste par un besoin naturel de mettre en lumière et de faire aimer la musique d’un groupe pas comme les autres. Je me pose souvent la question de savoir si l’avis des fans peut manquer parfois de discernement ? Une interrogation qui en appelle une autre : Pourquoi devient-on fan ?