Thin Lizzy – Chinatown
Vertigo Records
1980
Thierry Folcher
Thin Lizzy – Chinatown
L’histoire est cocasse et peut certainement arriver à n’importe qui. L’année 2024 pointe le bout de son nez et devant l’absence de sorties dignes d’intérêt (pour moi), le seul vrai recours est de se tourner vers ses idoles et d’engranger une bonne dose de rock’n’roll afin de maintenir la cocotte sous pression. Alors, pourquoi ne pas choisir Thin Lizzy comme alternative à cette dérangeante déficience musicale ? Il y a pire comme choix, vous me direz. C’est donc vers cette valeur sûre que je me dirige sans hésiter et là, stupeur et effroi, en fouillant dans ma collection vintage, je me rends compte que j’ai complètement zappé l’album Chinatown de 1980. Je suis passé de Black Rose (1979) à Renegade (1981) sans sourcilier et sans jamais avoir fait le chemin inverse pour combler ce vide étonnant. Depuis toutes ces années, c’est tout juste incompréhensible (ça doit bien rigoler du côté des ultras fans). Me voilà donc avec un Thin Lizzy tout neuf et quasiment inédit. Une situation cocasse et à la portée de tout le monde, croyez-moi. Faites le bilan de vos artistes préférés et passez leurs publications en revue, je suis sûr que dans le lot, certaines choses vous ont échappées. Et face à d’hypothétiques nouveautés, le plus souvent tièdes et peu compensatrices, un inédit de vos cadors des sillons n’aura aucun mal à s’imposer. Je peux vous assurer que de réentendre le regretté Phil Lynott dans un registre presque neuf est franchement jubilatoire. Alors bien sûr, j’avais entendu parler de Chinatown et je connaissais bien le sulfureux « Killer On The Loose », absolument fabuleux et destructeur sur l’album Life de 1983. Ce « tueur en liberté » avait trop fait parler de lui pour passer inaperçu et ne pas figurer parmi les inratables méga-hits du groupe. Seulement voilà, ce n’est que justice de le remettre dans son contexte studio et de le voir terminer une première face de vinyle de très bonne qualité.
Nous sommes donc en 1980 et l’histoire mouvementée de Thin Lizzy ouvre un dernier chapitre à la fois douloureux et déjà nostalgique. Chinatown succède à Black Rose, un neuvième album en tout point réussi qui atteindra la deuxième place des charts britanniques de l’époque. Sur ce disque, considéré comme le dernier grand classique du groupe, la paire Gary Moore, Scott Gorham assure des parties de guitare difficilement égalables, tant en intensité qu’en virtuosité. Il est certain que pour Snowy White (de son vrai nom Terence Charles White), le défi était de taille et remplacer un monstre de l’envergure de Gary Moore ne fut pas chose aisée. Le choix de Snowy White alimente encore les discussions. Avait-il sa place dans la fournaise Lizzy, lui qui était plus habitué à de vaporeuses atmosphères bluesy ? Mon avis, et il n’engage que moi, est que ce fut une véritable bonne pioche de la part de Phil Lynott. Le groupe et son leader avaient besoin de passer à autre chose et ce changement de personnalité pouvait relancer une machine qui commençait à s’essouffler un petit peu. La lassitude et les excès en tout genre avaient entamé leur travail de sape et je me souviens très bien (notamment sur les albums solos de Phil) que les centres d’intérêts n’étaient plus les mêmes. La paternité, l’usure, les dépendances et la diversification des projets ne pouvaient plus se contenter d’une seule ligne directrice. Snowy White était capable d’apporter du changement et une touche d’originalité dans l’écriture, comme cela se vérifiera sur « Renegade », un des morceaux que j’affectionne le plus par sa puissance tranquille, sa beauté naturelle et pour la façon dont Phil Lynott se sort les tripes pour l’interpréter.
Mais revenons plus en détail à la découverte de Chinatown, injustement dénigré à sa sortie et boudé par certains inconditionnels de la période Black Rose (suivez mon regard). L’album fut enregistré aux studios Good Earth de Tony Visconti installés à Soho, à proximité du quartier chinois de Chinatown. La coproduction, revenant à l’ingénieur du son Kit Woolven est certes un peu trop lisse, mais conserve néanmoins tout ce qui fait le charme hors du commun de Thin Lizzy. « We Will Be Strong » par exemple, lance d’entrée les habituelles « guitares jumelles » dans un style reconnaissable entre tous. Seule la batterie de Brian Downey semble un poil en dessous, mais bon, c’est largement compensé par la voix de Phil, toujours aussi percutante. Un premier titre propulsé comme un potentiel single, mais qui se révèle à l’arrivée, un peu répétitif et mal ficelé sur la fin. Je préfère nettement les riffs de « Chinatown » qui suivent juste après ainsi que les parties de guitare, très carrées et vraiment efficaces. Ici, c’est du solide, bien calibré et tourné vers l’essentiel. Les trois titres suivants seront également de bon niveau. Tout d’abord le classique « Sweetheart » aux coutumières couleurs celtes, ensuite « Sugar Blues », certainement le plus captivant du lot avec son riff imparable (quoiqu’un peu usé) et ses belles parties de guitare et enfin l’inénarrable « Killer On The Loose ». Une première face solide, digne du répertoire de nos amis de Dublin. Malheureusement, la suite sera plus chaotique et beaucoup moins maîtrisée. « Having A good Time » s’installe dans la mouvance hard pop du moment avec un Lynott beaucoup moins hargneux et guère convaincant. De son côté, « Genocide (The Killing Of The Buffalo) » parle avec insistance du massacre des bisons d’Amérique mais de façon trop détachée pour être persuasive. Pour sa part, « Didn’t I » est carrément un cran en dessous et pourrait sans crainte figurer sur un des albums solos de Phil. Cette deuxième face, légèrement poussive, se termine par « Hey You », un titre mal barré au départ, mais qui retrouve soudainement assez d’énergie pour relever une partition plutôt faiblarde dans son ensemble.
Chinatown n’était pas indispensable, mais valait la peine qu’on s’y intéresse ne serait-ce que pour une première face réussie et quelques titres mémorables, « Killer On The Loose » en tête. Avec cet album, le chant du cygne semble s’amorcer, les addictions et les problèmes de santé de Phil Lynott commencent à peser lourdement sur la carrière future d’un groupe qui trouvera néanmoins assez de force pour enregistrer deux autres excellents albums. Tout d’abord Renegade (1981) que j’aime particulièrement et enfin Thunder And Lightning (1983) qui verra le retour aux affaires de John Sykes. Le 4 janvier 1986 (bientôt 40 ans !) Phil Lynott tirait sa révérence et Thin Lizzy aussi, même si quelques survivants et de nombreux passionnés entretiennent toujours un répertoire devenu légendaire. En ce qui me concerne, l’oubli est réparé et ce genre de retour aux sources, particulièrement jouissif, peut servir de solution de qualité pendant les grands moments de disette.