Thierry Zaboitzeff – Le Passage
Monstre Sonore/WTPL-Music/PIAS
2024
Thierry Folcher
Thierry Zaboitzeff – Le Passage
Si vous connaissez Art Zoyd, je crois qu’il est inutile de vous présenter Thierry Zaboitzeff, membre fondateur du groupe au début des années 70. Et pour vous, ce nouvel album solo viendra tout naturellement s’ajouter à votre précieuse collection personnelle. Pour les autres, je pose simplement ces deux questions : « Voulez-vous arpenter des chemins fréquentés par des créateurs facétieux ? », « Voulez-vous visiter des contrées reculées où Can, Neu!, Magma, Gong, Univers Zéro, Zappa et même King Crimson ont déposé leurs bagages et leurs étranges créations ? ». Si cela vous tente, alors je vous invite à découvrir Le Passage et ses cinq mouvements dédiés à la sagesse des hommes et à la sauvegarde de notre planète meurtrie. Le propos n’est pas nouveau, c’est sûr, mais les artistes sont aujourd’hui en première ligne pour donner l’alerte et faire prendre conscience des dangers qui menacent notre avenir. La Terre se défend, mais à quel prix ! Au-delà des conflits que je qualifierais (hélas) de « traditionnels », c’est une lutte commune qui doit nous unir pour un combat essentiel et d’une extrême urgence. Pour l’instant, nous sommes loin du compte, mais les choses semblent bouger et motiver de plus en plus de personnes. La lutte sera malgré tout farouche et pas gagnée d’avance. Maintenant, il est temps de revenir à cet album extraordinaire qui demandera de vous investir un peu plus qu’à l’accoutumée. Je ne vais pas vous mentir, entrer dans l’univers d’Art Zoyd ou de Thierry Zaboitzeff n’est pas chose facile. Il faut s’attendre à perdre ses repères et à ne compter que sur le désir fou de découvrir l’insoupçonnable, voire l’impossible. En matière de musique, le plaisir peut revêtir toutes sortes de formes. Ici, la mélodie rassurante est souvent cachée, enfouie sous des couches de bruits, d’éléments percussifs, de tensions et de répétitions. Mais lorsqu’elle pointe le bout de son nez, elle éclaire de toute sa splendeur des zones restées, jusque-là, froides et parfois inhospitalières. Du clair-obscur musical, ni plus ni moins.
Par ailleurs, il est important que votre démarche soit sincère et loin de toute considération élitiste. Comme je le disais, c’est du plaisir et rien d’autre. L’album commence en forme de clin d’œil par « A La Poursuite Du Zoyd – Extended », un premier morceau sombre, étrange et dérangeant. L’électro, la trompette du fidèle Jean-Pierre Soarez et les boucles rythmiques vont servir de support à une drôle de panoplie, quasi hystérique, de sons, de coups d’archet et de haka triomphant. Tout un arsenal démoniaque surgi des tréfonds de la maison Zoydienne. Une entrée coup de poing qui sort instantanément l’auditeur de sa zone de confort. Il y a des chances que celui qui découvre le monde de Thierry Zaboitzeff pour la première fois soit surpris, pour ne pas dire perdu. Pas de panique, « La Forêt » qui enchaîne juste après va rassurer et même séduire. Ce long morceau de presque quinze minutes nous conduit au creux d’une forêt, à la fois belle et martyrisée. Les bruitages sont sans équivoque et par-dessus, la musique s’adapte. Le piano est à l’affût et les cordes amènent un douloureux sentiment de panique. Seulement voilà, au-dessus du cloaque, flotte cette fameuse mélodie qu’on attend, qui nous éclaire et nous transporte dans des contrées beaucoup plus accueillantes. La partition se fabrique doucement et les alternances entre douceur et tension, se révèlent au bon endroit. À aucun moment, la construction donne l’impression d’être mal foutue et de ressembler à un collage hétéroclite. L’auditeur suit le fil des événements et se retrouve figé au milieu des arbres abattus à constater l’étendue des dégâts. Pas ou peu de mots (ceux de Chateaubriand, au début, sont d’une force incroyable), mais une manifestation sonore qui vaut tous les discours et toutes les attitudes de circonstance.
On poursuit avec l’électro-jazz de « Poster Boy », une jolie respiration qui soulage des pressions précédentes. La trompette de Jean-Pierre Soarez se distingue à nouveau et assume son rôle cinématographique sur cette courte séquence pleine d’allant. Le bon équilibre est respecté et la diversité des climats s’impose habilement. Surtout que juste après, la tornade « Twisted Zoydian Song » relance la puissante machine destructrice. On est entraîné dans une course folle où les percussions et le piano foncent à toute allure pour servir un chant crépusculaire digne des meilleurs hurleurs de death growl. La tension est montée d’un cran et l’auditeur malmené attend l’embellie (ou pas). La fameuse dualité existe aussi en musique. Le fait d’exprimer avec force la colère et l’impétuosité est un bienfait pour glorifier la sagesse et la pondération. Tout ça pour donner au morceau titre « Le Passage », le soin de réparer et d’illuminer un tableau devenu bien sombre. Mais alors, quel coup d’éclat pour finir le disque ! Ce dernier titre est tout bonnement exceptionnel. Le chant me rappelle les grandes heures de Magma (le magnifique « Téhä » sur Felicité Thösz par exemple) et ses irrésistibles envolées vocales et rythmiques. En découvrant cet ultime voyage, le spectateur charmé a le sentiment d’ouvrir une porte vers la félicité et l’espoir. Le rythme est doux, la trompette soyeuse et les arrangements opportuns. Le passage se dessine et nous amène enfin vers le bon sens et la compréhension. Cependant, on aurait aimé le suivre un peu plus loin et bien au-delà des six petites minutes proposées. Alors, pourquoi un arrêt aussi abrupt ? N’était-ce qu’un mirage ? Thierry Zaboitzeff doit avoir les réponses.
Pour conclure, je dirais que cet album m’a fait un bien fou. En matière de sortie musicale, je désespérais de découvrir quelque chose de vraiment différent. Quelque chose qui ne soit pas dévoilé dès les premières mesures. Ici, pas de problème, à chaque minute, il se passe un truc et l’attention ne faiblit jamais. Par ailleurs, Le passage va beaucoup plus loin que son message affiché. Il revêt ce que l’homme est capable de créer dans ses meilleurs moments et donne confiance en sa destinée. Pour finir, si vous voulez en savoir plus sur l’univers de Thierry Zaboitzeff et plutôt que de vous perdre dans son abondante production, je vous conseille son recueil 50 Ans De Musique (s) sorti en 2022. Un triple CD absolument génial à déguster tranquillement, entouré (ou pas) de personnes averties et consentantes. Croyez-moi, à la fin du voyage, elles vous remercieront.