Taj Mahal & Keb’ Mo’ – Room On The Porch
Concord Records
2025
Thierry Folcher
Taj Mahal & Keb’ Mo’ – Room On The Porch
Huit ans après le très acclamé TajMo, Taj Mahal et Keb’ Mo’ ont repris le chemin des studios pour nous offrir Room On The Porch, une suite tout aussi lumineuse et addictive. Car, il faut bien admettre que celui ou celle qui succombe à leur blues intemporel en sera marqué durablement et ne pourra plus s’en passer. Je ne crains pas de m’avancer en disant que ce nouvel album est une petite merveille et qu’il devrait figurer en bonne place parmi mes coups de cœur de cette année. J’en veux pour preuve le morceau-titre « Room On The Porch » qui introduit ces quarante minutes de musique du diable (rappelez-vous, le pacte entre Satan et Robert Johnson). L’apparente nonchalance est une fausse piste qui masque une extraordinaire volonté de nous faire chavirer avec ce mélange de voix très réussi où personne ne cherche à prendre l’ascendant sur l’autre. Et pourtant, on a affaire à deux monstres sacrés du blues. Deux générations (le New-Yorkais Taj Mahal vient d’avoir 83 ans et le californien Keb’ Mo’ dix de moins) pas si éloignées que ça, deux talents énormes se vouant une admiration réciproque et faisant de cette union un accomplissement presque naturel. Dès les années 60, Taj Mahal, de son vrai nom Henry St. Claire Fredericks Jr. (sa jeune sœur, Carole Fredericks, était bien connue par chez nous pour sa collaboration avec Jean-Jacques Goldman), s’est fait remarquer par son approche très roots du blues grâce à une voix où rudesse et douceur ont toujours fait bon ménage. Il est par ailleurs un des tout premiers bluesmen à élargir sa palette vers une world music qui ne demandait que ça pour rendre les ondes du « Deep South » américain encore plus attractives. Pour sa part, Kevin Roosevelt Moore alias Keb’ Mo’ est tombé très tôt dans la marmite blues, un peu grâce à … Taj Mahal. L’histoire raconte qu’en 1969, dans l’auditorium de son école, un certain Taj Mahal l’a complètement subjugué en venant jouer une musique qui allait le transformer pour toujours.
L’album TajMo de 2017 avait cette particularité de fusionner l’ancien et le nouveau sans compromis ni préférence. C’était la vision d’une musique qui évolue tout en s’appuyant sur un solide socle fondateur. Room On The Porch suit la même voie, avec peut-être encore plus d’explorations et d’aventures inédites. Ne vous fiez surtout pas à la pochette et à l’évidence des signes. Gardez juste en mémoire les sourires complices et cette impression de bonheur simple qui en émane. C’est vrai qu’on pourrait penser à quelque chose d’intime entre deux musiciens ravis d’aller à l’essentiel pour rendre hommage à leurs racines. C’est ce qu’il se passe avec l’ultime « Rough Time Blues », venant comme une excuse pour nous dire : « Certains attendaient ça, alors avant de plier boutique, voici le meilleur des temps difficiles où le blues joué de cette façon servait d’échappatoire et de médecine ». Seulement voilà, avant ce dernier coup de chapeau, les neuf autres titres avaient montré une belle diversité offerte à une musique qui refuse de s’endormir sur son passé. Ce nouvel album est très riche, super bien produit, avec de beaux arrangements auxquels s’ajoutent de nombreuses interventions vocales et instrumentales. Je reviens à « Room On The Porch », car d’avoir su glisser la voix de Ruby Amanfu entre celles des deux compères est véritablement une belle trouvaille. Du coup, la Sadie de la chanson prend de la consistance et crédibilise la description accueillante de ce porche ouvert à tous (« Come on up, there’s room on the porch for everyone… ») (Venez, il y a de la place pour tout le monde sur le porche). Cela s’adresse bien sûr à nous, les auditeurs, qui ne pouvaient rêver mieux comme invitation.
Mais, parlons un peu de musique, car c’est bien ce qui nous réunit ici. Il y a du J.J. Cale sur « Room On The Porch » avec ce rythme chaotique qui fleure bon le ragtime, les routes de campagne et une certaine idée que l’on se fait de l’Amérique profonde. Un rythme que connaît bien Keb’ Mo’ pour l’avoir pas mal expérimenté dans ses chansons (sur « Tell Everybody I Know » en 1994, par exemple). Il y a surtout de la gaité dans ce premier titre et croyez-moi, ça fait du bien. Je pense que Taj Mahal et Keb’ Mo’ ont vraiment réussi leur entame et que mon attirance immédiate pour Room On The Porch est sûrement due à ce début en fanfare. Toutefois, il fallait que la suite soit à la hauteur et ne tombe pas dans la facilité ou le déjà-vu. Il n’en sera rien, bien entendu, et « My Darling My Dear » qui enchaîne tout de suite après, continuera dans cet état d’esprit où l’amour et les bons sentiments servent de fil conducteur. En fait, ce disque est une offrande, une parenthèse aux débats haineux qui nous attristent et une bouffée d’air pur qui nous réconcilie (un peu) avec la nature humaine. La grande attraction du disque repose en partie sur la diversité des compositions. Chaque chanson possède sa personnalité et nous offre une page d’histoire musicale à réviser. C’est un doux gospel qui illumine les mésaventures de « Nobody Knows You When You’re Down And Out ». Cette fameuse parole de Dieu (God spell) qui soigne très souvent les aléas de la vie. Tout est dans le titre (« Personne ne vous connaît quand vous êtes à terre ») et les accents compatissants de nos deux amis revisitent les mythes d’une Nouvelle-Orleans aussi belle que dangereuse. On le sait, tout est parti de là et notre dette envers ces lieux magiques où se côtoyaient toutes les cultures et toutes les croyances, est immense. La balade est agréable et la prochaine étape intitulée « She Keeps Me Movin’ » ressuscite l’imparable groove cher à Steely Dan. Les chœurs sont splendides et l’alternance des voix lead fort bien construite. Keb’ Mo’ se fend d’un beau solo de guitare et en l’espace de quatre minutes, tout est plié, rangé et mis à notre disposition sans la moindre fausse note. Ensuite, « Make Up Your Mind » titille la muse country folk, universellement répandue aux quatre coins du monde. Et ce n’est pas le steel drum caribéen qui mettra en péril les notes blues et jazz continentales, toujours aux commandes de cet album voyageur et multicolore. La deuxième face du vinyle débute avec légèreté par le popisant « Thicker Than Mud », une incursion dans le monde des ritournelles faciles qui accrochent le quidam et ne le lâchent plus. Je me demande si le passage chanté très ELO était volontaire ou pas, mais une chose est sûre, c’est qu’on ne s’y attendait pas. Le disque a pris un virage étrange et « Junkyard Dog » ne fait qu’accentuer cette impression. Quel changement ! On est loin de la déclaration enflammée de « My Darling My Dear ». Ici, on s’installe pour se venger, pour briser les chaînes et crier haut et fort son mépris. Du coup, la musique se fait plus agressive et use d’artifices peu entendus jusque-là. Mais, cela reste malgré tout très accrocheur et parfaitement réalisé. Drôle de surprise et véritable pied de nez au blues classique qui en rigole encore. Heureusement, « Blues’ll Give You Back Your Soul » remet un peu de classicisme sur les ondes, même si le saxo strident de Jeff Coffin fait plus penser à John Helliwell qu’à John Coltrane ou Charlie Parker. Retour au calme et aux choses bien balisées avec « Better Than Ever » et sa déclaration apaisée, plus conforme aux premiers moments du disque. C’est beau, classique, positif avec une pointe de français que Taj Mahal adresse de façon succulente à une Wendy Moten quelque peu retournée. Le clap de fin, on l’a vu, c’est le pur et dur « Rough Time Blues » qui nous l’offre en souvenir des lointaines litanies qui ont enjolivé les rives du Mississipi.
J’ai vraiment adoré ce disque et si je pouvais vous le transmettre comme je l’ai reçu, j’aurais sans doute accompli un véritable geste humanitaire. Taj Mahal et Keb’ Mo’ connaissent le vrai sens des choses et vivent leur héritage musical sans arrière-pensées ni rancœur. Uniquement le bonheur simple de jouer une musique fondamentale qui peut s’enorgueillir d’être encore bien vivante aujourd’hui. Savoir marier la tradition et l’innovation comme ils le font n’est pas à la portée du premier venu. Alors, profitons-en tant qu’ils sont toujours là avec leur voix et leurs instruments. Pour finir, si vous voulez parfaire vos connaissances sur les origines du blues, du jazz et même du rock, je ne saurais trop vous conseiller de lire l’excellent Sur Les Routes Du Jazz d’André Manoukian. Un livre d’histoire, très simple, plein de surprises, de sensibilité, de poésie et de faits extraordinaires qui vous feront écouter la musique autrement. Le hasard a voulu que je découvre Room On The Porch en même temps que ce livre. Une situation imprévue, mais idéale pour permettre à ces deux ouvrages de se renforcer mutuellement.
https://kebmo.com/room-on-the-porch-tajmo/