Sufjan Stevens – Carrie & Lowell
Asthmatic Kitty
2015
Fred Natuzzi
Comment exorciser sa douleur quand on perd un proche ? Et comment lui survivre alors qu’on l’a à peine connu, et que son désir le plus fort a toujours été d’être proche de lui ? Comment ne pas sombrer dans l’autodestruction ? Ce sont les thèmes sombres et crus que Sufjan Stevens aborde dans son septième album folk et dépouillé, d’une beauté terrassante et intemporelle, bouleversant et confondant de réalisme. Sufjan Stevens a toujours puisé dans son histoire personnelle pour tisser des œuvres impressionnantes par leur folie créatrice et leur développement inattendu. Il la mêle à l’histoire américaine, à la religion, et secoue le tout avec des vignettes saisissantes, à la fois réalistes, fantaisistes et imaginaires, avec passion et une manière de la délivrer qui prend aux tripes, que ce soit dans l’électronique foutraque et passionnante de « The Age Of Adz », le folk symphonique de « Illinois », la relecture biblique de « Seven Swans », ou encore la chronique de « Michigan ». Sufjan Stevens, c’est l’essence même d’un raconteur d’histoires, mais ses errances personnelles en font un acteur particulier de la scène folk.
En se montrant, en se révélant aux yeux de tous, il partage ses expériences et invite les gens à se projeter, à réfléchir, à vivre ses propres émotions. Car écouter un album de Stevens est une expérience en soi. Soit il vous captive, soit il vous laisse sur le bord de la route. Alors oui dans ses opus racontant les états d’Amérique, l’instrumentation polymorphe et parfois épique et les envolées fantastiques des harmonies vocales en font des objets de curiosité. Mais il y a tellement plus. S’installer dans « Michigan » ou « Illinois » (et sa suite « The Avalanche »), c’est faire un voyage en Amérique profonde, dans l’histoire de ces états et dans les sentiments personnels de Stevens. C’est un vrai ballet d’émotions qui mêle le fait divers, le surnaturel, l’Histoire, la littérature, la politique et la religion. Et c’est complètement fascinant et passionnant.
Pour « Carrie & Lowell », Sufjan Stevens se met littéralement à nu et nous livre un disque simple, dénué d’envolées dont il avait le secret, honnête, direct, et sans prendre de pincettes. La mort est au coeur du propos, celle de sa mère Carrie, qui avait abandonné son foyer quand Stevens n’avait qu’un an, puis grâce à son beau-père Lowell, avait repris contact avec lui, mais sans vraiment d’attache. Souffrant de schizophrénie, alcoolique, et usant des drogues, Carrie avait finalement eu le courage de s’en aller pour le bien de ses enfants. Mais comment comprendre ces choses… La mort en 2012 de Carrie d’un cancer réveille en Sufjan Stevens des sentiments enfouis. Lui qui a toujours voulu être avec elle ne le peut plus, et ce manque, cette absence de toujours, le conduit à avoir des pulsions autodestructrices, peut-être dit-il pour se rapprocher de cette mère qui s’est détruite toute sa vie.
Ce disque est donc l’aboutissement de sa réflexion, après avoir sombré dans une forme de dépression quasi suicidaire et en être revenu. « Carrie & Lowell » est très sombre, certes. Mais Stevens a une voix douce et claire, et chante ces épisodes avec son élégance, sa diction mélodieuse, avec ces arrangements ciselés et magnifiques qui donnent une beauté mélancolique à des émotions brutes et par moments très violentes. On ne peut que compatir, souffrir, pleurer à l’écoute de certains titres, tant la musique est un écrin de douceur, comme un onguent venant apaiser une douleur encore trop à vif. Il est clair qu’on n’en ressort pas indemne. Déjà auparavant, Stevens nous immergeait viscéralement dans son univers ; ici il nous plonge encore plus profondément dans les méandres émotionnels de la (sa) vie.
Pour cela, il n’a besoin que de sa guitare acoustique, de quelques notes de piano, d’un petit peu de banjo ou quelques paysages à la guitare électrique pour nous emmener dans sa thérapie, comme sur « Death With Dignity » qui ouvre l’album et qui est déjà un coup au cœur, avec cette patte inimitable, « Fourth Of July », instant suspendu, poignant et bouleversant sur la mort de sa mère, « The Only Thing » qui raconte ses élans autodestructeurs, le minimaliste « No Shade In The Shadow Of The Cross », tout en émotion rentrée, ou encore le vaporeux « Blue Bucket Of Gold » et son final aérien renversant.
Pour ceux qui cherchent des comparaisons, on peut rapprocher Sufjan Stevens d’un Nick Drake ou d’un Elliott Smith, mais il faut dire que Stevens est devenu l’une des grandes références folk américaine et que beaucoup s’en sont inspirés et le revendiquent. « Carrie & Lowell » est la marque d’un homme qui évolue, qui s’exprime artistiquement pour mieux exorciser ses démons. Une vraie catharsis musicale à laquelle nous pouvons tous nous identifier.
La musique de Sufjan Stevens, c’est le sang dans nos veines, le vent dans nos cheveux, les nuages dans le ciel. C’est une substance vitale, c’est insaisissable, c’est poétique, c’est sublime.
Fred Natuzzi (10/10)
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Merci pour cette découverte je ne connaissais pas du tout 🙂 ça me rappelle beaucoup Simon and Garfunkel je trouve 🙂
Belle mise en lumière de ce projet à fleur de peau.
Merci copain !