Slash – Orgy Of The Damned
Snakepit Records
2024
Thierry Folcher
Slash – Orgy Of The Damned
Il faut la scruter de près cette pochette. Gorgée de rondeurs sensuelles (essentiellement black), volontairement provocante et terriblement aguichante. Tout ce qui fait le blues, en fait. Car Orgy Of The Damned de l’inénarrable Slash est un sacré bon disque de blues. Mais du blues survitaminé, sorti des forges de Vulcain et conforme aux idéaux de l’artiste, maître artilleur chez Guns N’ Roses et bien connu pour ses lunettes noires et son chapeau haut de forme. Maintenant que l’on sait à qui l’on a affaire, il faut bien se demander pourquoi cet as de la six cordes s’est fendu d’un tel projet. Il le dit lui-même, ses influences majeures n’étaient autres qu’Eric Clapton, Jimmy Page ou Rory Gallagher, trois légendes de la guitare britannique dont le style et le jeu étaient directement inspirés par le blues U.S. d’Albert Collins, B.B. King ou Buddy Guy. Le rock est fondamentalement redevable au blues, et qu’un rocker de la trempe de Slash veuille lui rendre hommage n’est pas du tout inopportun. Voilà pour les raisons, mais de la légitimité à la réalisation, il y avait pas mal d’obstacles à franchir. Notamment un indispensable travail de prospection et de persuasion pour convaincre une belle escorte de damnés à le suivre dans son orgie de décibels. Le blues, musique du diable – c’est ce que prétendait la communauté blanche, bien-pensante –, a toujours été fréquentée par une multitude d’individus plus ou moins recommandables. Slash le savait et pour mener à bien son aventure, il devait s’entourer des meilleurs musiciens et chanteurs qui ont, un jour ou l’autre, vendu leur âme à ces gammes éternelles nées de la douleur et du ressentiment. Pour lui, la chose s’est faite naturellement, car la plupart des invités faisaient partie de ses idoles ou de son entourage immédiat. À commencer par Mike Clink, le producteur historique de Guns N’ Roses, véritable pilier de l’édifice et plaque tournante à l’origine d’une bonne partie du casting.
Une fois tout ce beau monde réuni, tout est allé très vite. Seulement deux semaines de répétition, plus une semaine d’enregistrement pour mettre en boîte douze brûlots incandescents passés à la moulinette Slash. Il s’agit essentiellement de standards du blues, bien connus des musiciens, mais dont le passage dans la sphère « hot » demandait une petite mise à niveau. Prenons par exemple le fameux « Crossroads », déjà dépoussiéré en 1968 par Cream et encore plus métamorphosé sur cet Orgy Of The Damned vraiment à part. Ce vieux morceau, écrit en 1937 par Robert Johnson et mainte fois repris par les plus grands, se transforme ici en un véritable coup de massue. Le chant de Gary Clark Jr, d’une intensité remarquable, se marie parfaitement avec la rythmique soutenue de Johnny Griparic à la basse et Michael Jerome à la batterie. Mais ce sont surtout les fusils d’assaut de Slash et de Gary Clark Jr qui nous clouent sur place. Des solos de dingue, bien dans le ton blues, mais avec une rage tellement marquée que cela en devient presque malsain. Un déblayage en règle certes, mais assez sympa pour nous caler en plein milieu un joli break, bien calme, de délices roots à déguster goulument. Maintenant, je ne vais pas pouvoir passer en revue les douze morceaux de cette façon, même s’ils le méritent amplement. Comme j’ai fait l’acquisition de la version double vinyle, je pense plus raisonnable de partager mon analyse en quatre parties comme autant de faces. « Crossroads » est sur la face A en très bonne compagnie de « The Pusher », ce classique écrit par Hoyt Axton et popularisé en 1969 par Steppenwolf sur la B.O. d’Easy Rider. Ici, c’est Chris Robinson des Black Crowes qui se charge de nous conter cette histoire « pas racontable » avec toute la force et l’émotion qu’on lui connaît. Un bon morceau d’introduction, un peu plus soft dans la musique, mais parfaitement choisi pour lancer ce genre de disque.
Ensuite, c’est le célèbre « Hoochie Coochie Man » de Willie Dixon qui complète la première face. Cette chanson, immortalisée par Muddy Waters en 1954, s’offre Billy Gibbons de ZZ Top au chant et à la guitare. On ne pouvait rêver mieux pour faire revivre avec panache cet éternel titre blues qui ne semble jamais devoir quitter les studios d’enregistrement. La face B est, elle aussi, composée de trois autres monuments respectables. À commencer par « Oh Well », la tuerie dévastatrice du jeune Fleetwood Mac et dont la version Slash, interprétée par Chris Stapleton, frise le mimétisme avec le titre original écrit en 1969 par Peter Green. Seuls les solos sont encore une fois un cran au-dessus et au risque de me répéter, ce sera à chaque fois pareil. Puis c’est au tour de « Key To The Highway » de Big Bill Broonzy de trouver ici une relecture à la fois fidèle et complètement hors sol. Le bon moment pour Dorothy Martin de sortir le grand jeu et se fondre illico dans l’ambiance Orgy grâce à une rude efficacité vocale. À présent, il nous reste la pause « Awful Dream » pour compléter ce deuxième tableau. Ouf ! Il était temps, car cela devenait presque irrespirable. Sur ce morceau, créé en 1962 par Lightnin’ Hopkins, la légende Iggy Pop semble s’amuser, imite l’harmonica, et ressuscite la magie du blues qui prend son temps pour nous conter ce rêve affreux sorti des méandres d’un cerveau fatigué. On en arrive à la troisième face du disque, peut-être la meilleure, car, voyez-vous, Slash va introduire de la soul dans sa partition. Il connaît bien la musique le bougre, et caler l’indestructible « Papa Was A Rolling Stone » dans sa short list blues était une sacrée bonne idée. Mais par-dessus tout, il fallait du flair pour donner la parole à la petite Demi Levato sur ce titre chanté habituellement par cinq personnes (The Temptations). Le résultat est tout bonnement ahurissant, et pourtant je suis d’ordinaire assez frileux avec les adaptations un peu trop osées. Cette histoire de mari infidèle est retranscrite de façon spectaculaire dans une furieuse envolée soul/metal où seul Johnny Griparic s’accroche à la couleur originale pour maintenir jusqu’au bout cette fameuse et entêtante ligne de basse.
« Papa Was A Rolling Stone » est encadré d’un côté par « Born Under A Bad Sign » de Booker T. Jones et de l’autre par « Killing Floor » de Chester Burnett. Le premier titre est chanté de manière plutôt cool par un Paul Rodgers glissant avec aisance vers ses lointaines performances chez Free et Bad Co. Le second, magnifique, verra Brian Johnson se détacher légèrement de ses habituelles vocalises chez AC/DC. À ne pas louper sur ce morceau, le solo d’harmonica de Steven Tyler et la guitare vintage de Slash chez qui tout semble facile. La quatrième et dernière face ne sera pas en reste avec, pour commencer, le solide « Living For The City » de Stevie Wonder chanté avec éclat par Tash Neal. A noter que cet ancien membre des London Souls est crédité à la guitare rythmique sur quasiment tous les morceaux du disque. Et puis, Beth Hart va, une fois de plus, nous faire frémir sur « Stormy Monday », le tube de T-Bone Walker de 1947. On ne présente plus Beth Hart, cette fière quinquagénaire dont la voix possède cette patine si précieuse pour raconter la misère de ce lundi orageux annonciateur d’une semaine bien pourrie. Cet avant-dernier morceau est en fait l’ultime coup de grisou de Orgy Of The Damned, car « Metal Chesnut », le court instrumental qui clôt cette belle aventure, n’apportera rien de plus qu’un agréable moment d’apaisement servant peut-être de générique de fin.
Voilà pour ce tour d’horizon, certes très descriptif, mais absolument nécessaire pour ne rien laisser de côté. La passion qui entoure ce projet est transmissible et tous ceux qui, comme moi, retournent régulièrement aux sources de cette musique qui nous anime tant, ne verront pas Orgy comme un simple album de blues de plus. Il s’est passé quelque chose de différent avec ces douze chansons et je crois bien que Slash, lui-même, a été étonné du résultat et de l’accueil enthousiaste qu’elles ont reçu. Il ne s’est pas caché pour dire qu’il voulait juste se faire plaisir sans chercher pour autant à marquer l’histoire. Le blues est capable d’enfiler avec classe tous les costumes qu’on lui présente. Une qualité essentielle pour sortir des musées et rester toujours vivant. Ce n’est pas très difficile quand on sait qu’il est à l’origine de la plupart des courants musicaux populaires actuels.