Skin Area – Rothko Field
Skin Area
Malignant Records
Six années auront été nécessaires à la gestation, la préparation et l’enregistrement de la suite de « Journal Noir/Lithium Path ». Changement de label par la même occasion, Cold Meat Industry ayant, semble-t-il avoir perdu tout entrain… Que tous ceux qui attendait « Rothko Field » comme une arlésienne peuvent pousser un soupir de soulagement. Toutefois doit-on émettre une (petite) réserve quant à la teneur de ce nouvel album (si on doit impérativement le comparer à « Journal Noir/Lithium Path »). Le fait que l’album se nomme » Rothko Field » a du pousser tout ceux qui n’ont pas fait histoire de l’art, ou simplement ne se sont pas confrontés à une toile du peintre, à faire des recherches. Aussi c’est pas la peine que je vous fasse un topo sur cette icone de l’expressionisme abstrait. Passée la première écoute, on commence à saisir les partis-pris de l’album. Celui de la musique dyonisiaque (Hermann Nitsch, encore lui), de la tragédie héritée de Nietzsche, la nature, le chaos… Un concept qui sied bien à Skin Area ainsi qu’aux thématiques artistiques chères à Martin Bladh (tête pensante du groupe et de IRM).
Les atmosphères sont diverses (arangue power-abstract-porno-actionniste-electronics et ambiances plus méditatives, impérieuses ou dissonantes), les compositions jouent sur un jeu d’objet-miroir (jusque dans le livret) déformant, les titres se font de plus en plus opaques, vaporeux remettant sans cesse en avant cette dualité sonore/picturale. Sa perception des lieux et du temps bafouée, l’auditeur prend Rothko Field comme une immensité, un espace dans laquelle on se perd. Oui, les drones sont impressionnants, d’une construction écrasante à la Sunn O))). Mais pour inviter à rentrer dans ce monde/album, Skin Area met en avant certaines touches de « Lithium Path », patte post-rock d’avantage présente. Tension ascendante, notes suspendus de guitares (sans le côté larmoyant). La batterie se fait plus présente et par là palpable, à tel point qu’on a parfois l’impression d’entendre une version grinçante des Swans.
Toutefois, on ne perd pas pied, la tête ne tourne pas comme on aurait pu le sentir, et plus encore, le vouloir. Non, ce nouvel espace expérientiel reste une interrogation face à des formes, des couleurs, des alliages opposés… Et c’est là que le bat blesse… On se dégage trop vite de cet expressionisme alors que ces sensations, cette distance étaient malaxées voire perdues dans le précédent double-album. On évite quand même le catalogage des genres grâce à une construction hors-pair, une suspension émotive. Des pépites telle que « Rothko Field », « Hypnagoga » ou « In The Skin II » feront saliver, et même d’avantage, les plus intenses d’entre nous. « Rothko Field » se relève d’une qualité et d’une intensité peu commune. On regrettera qu’il n’arrive malheureusement pas au vertige suscité par son illustre prédécesseur.
Pour l’effort, pour l’architecture et ses sonorités qui cherchent à se transcender elles-mêmes, on écoute « Rothko Field ». Et on apprécie.
Jérémy Urbain (8/10)