Roy Harper – Man & Myth
Roy Harper
Bella Union
Pensant profiter d’une retraite bien méritée après la sortie en 2000 de « The Green Man » et 35 ans de carrière, Roy Harper s’est laissé tenter par les gigs folks en Irlande où il réside, histoire de garder la forme au moins une fois par an. Progressivement, son absence a laissé des interrogations chez la jeune génération qui avait entendu parler de son aura de génie folk musical. Sollicité par Joanna Newsome, il craque pour sa musique et accepte de faire sa première partie. D’autres musiciens lui témoignent toute leur admiration, et c’est poussé par un désir créatif qu’il élabore son 22eme album studio. Après avoir travaillé avec Jeff Martin de The Tea Party sur « The Green Man », c’est Jonathan Wilson, nouveau venu sur la scène folk rock qui le persuadera de venir enregistrer des morceaux à Los Angeles. Jonathan Wilson co-produit l’album et joue un peu de guitare, mandoline, banjo et basse sur les morceaux, laissant une empreinte discrète mais réussie sur le feeling de l’ensemble, qui reste très typique de son auteur.
Pour « Man & Myth », Roy Harper s’est penché sur les similitudes que l’on peut trouver entre les mythes et l’humanité. En résulte un grand album d’un poète en quête de vérité, humaniste jusqu’au bout des ongles. Autant « The Green Man » était porté par l’acoustique, autant ce « Man & Myth » diversifie ses approches. En témoigne le titre d’ouverture, « The Enemy », que n’aurait pas renié Bob Dylan ou Neil Young. Un groupe au complet accompagne Roy dans un titre de 7 minutes dynamique où la voix d’un jeune homme de 72 ans nous emmène dans une réflexion sur la société actuelle où l’ennemi peut être partout, non identifié, et sévir à tout moment. L’ennemi, c’est vous, c’est moi, c’est lui. Il est à l’intérieur de soi, en tout le monde. Retour à l’acoustique avec le très beau « Time Is Temporary », où la tristesse règne. Les gens se croisent, sentent qu’ils appartiennent à la même famille d’âme, mais la vie, la société, font que le contact ne se fera jamais. L’ajout de cordes rend le titre plus théâtral, tandis que le banjo mêlé à la guitare acoustique surprend en donnant à la chanson un aspect moins abstrait.
« January Man » rappelle le meilleur de Roy Harper. La qualité de la guitare acoustique liée à la mélodie vocale amène le titre à se placer au niveau d’un « When A Cricketer Leaves The Crease », peut-être son morceau le plus célèbre, paru en 1975 sur « HQ ». La nostalgie des émotions chantées par Roy transpire au-delà de la musique, souvenirs d’un amour et d’une perte émotionnellement intense, d’une vie qui arrive au bout. Le temps passe et personne ne peut le battre. « The Stranger » possède un feeling que n’aurait pas renié Jeff Martin ou Jimmy Page, avec un côté Led Zeppelin orientalisant. Une violence sous-jacente entraine un sentiment d’inquiétude. L’image de soi-même disparait dans le miroir, on ne se reconnait plus, et cela entraine des conséquences sur nos relations avec autrui. L’Homme devient un mythe pour lui-même. Retour musical plus détendu avec « Cloud Cuckooland » sur lequel on retrouve Pete Townshend des Who à la guitare. Règlement de comptes en règle avec la société actuelle : on fait les mêmes erreurs sans arrêt, et on roule droit vers l’Armageddon ! Roy n’est pas loin de penser que ce soit une bonne chose. Snake Plissken n’aurait pas dit mieux ! Piano, guitare, sax, et refrain bien construit, c’est le morceau le plus rock que Roy ait enregistré depuis bien longtemps !
La longue pièce de 23 minutes « Heaven Is Here » suivie de « The Exile », retrouve les expérimentations que Roy affectionne depuis le début de sa carrière, en emmenant l’acoustique vers des horizons sans limites. Ici, il reprend le mythe d’Orphée qui passe de symbole de héros à l’homme blessé par la perte de son amour pour Euridice pour qui il ira jusqu’aux enfers. Il ne pourra la sauver et errera seul jusqu’à ce qu’il devienne un oracle après s’être fait décapité. L’acoustique règne dans la première partie de « Heaven is Here » avant des ajouts quasi jazz, grâce à la basse de Tony Franklin, tandis que le bouzouki et l’oud de John Fitzgerald rajoute un aspect folklorique au bon sens du terme. Roy, dans la deuxième partie, entame une réflexion sur lui-même, en se demandant si les failles d’Orphée ne sont pas les siennes, et par extension, celle de l’humanité.
L’Homme et le Mythe, ensemble, comme définition universelle. La musique devient plus intense, la guitare magistrale épate encore, et montre que Roy Harper est définitivement le maître de la guitare acoustique atmosphérique, tandis que la musique s’envole vers le ciel. « The Exile » enchaine sur un titre planant, où l’on entend des réminiscences des œuvres passées, alors que Roy examine les tourments de l’homme et du mythe en exil ; la vie est éternelle, la mort est éternelle. Proche d’un progressif planant avec soli de guitare électrique de Bill Shanley et Jonathan Wilson, orgue hammond de Jason Borger et toujours cette basse jazzy de Tony Franklin, l’album s’achève avec un coda acoustique magnifique.
Avec « Man & Myth », Roy Harper nous invite à un voyage intérieur psychologique, sociologique et philosophique, d’une beauté rare, d’une intensité exceptionnelle, et d’une maîtrise musicale incroyable. Un nouveau coup de maître, un « tour de force » comme disent nos amis Anglais, peut-être un des meilleurs albums de toute la carrière de cet artiste passionnant, à la plume aiguisée et érudite. Chapeau bas Roy Harper.
PS : Si vous ne connaissez pas l’étonnante carrière de ce grand monsieur, je vous invite à consulter l’article « Live In Concert At Metropolis London« .
Fred Natuzzi (9,5/10)